L'Astragale by Albertine Sarrazin

L'Astragale by Albertine Sarrazin

Auteur:Albertine Sarrazin [Sarrazin, Albertine]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Romans
Éditeur: Ebooks libres et gratuits
Publié: 2019-02-10T19:33:50+00:00


CHAPITRE IX

En une semaine, j’ai épuisé tous les Intimité et Nous deux de la bibliothèque d’Annie, et si j’ai lu des Confidences, j’en ai entendu aussi. Je ne suis décidément pas douée pour les cravates, et Annie ne veut rien savoir pour que je l’aide à la lessive ni à la cuisine :

« Avec votre jambe, vous n’y pensez pas ! »

Alors, je me promène sur le boulevard. Je vais, traînant mon pied comme une tortue sa guitoune, avec la même lenteur méthodique. L’été fait trembler l’ombre des marronniers ; au bout, là-bas, l’oasis du carrefour. Je ne l’atteins pas : je fais demi-tour et je rentre docilement, à l’heure dite. L’œil de ma conscience est un cadran de montre. Qu’Annie rentre de ses livraisons avec une ou deux heures de retard, ça la regarde ; mais moi… Je suis encore sous le règne de l’horloge, l’horloge des autres qui ont peur de mes absences, l’horloge invisible des prisons qui vous regarde et vous ramène ; et puis, chez Annie, j’ai moins envie de fuir.

« Encore un peu de vin, Anne ? Vous savez, c’est du 10, on ne risque pas grand-chose… »

Après le dessert du soir, nous bavardons jusqu’à la fin du litre. Annie et moi : deux femmes, privées d’amour et de splendeur : je ne peux pas, elle ne veut plus. Tout le jour, nous sommes accolées, liées par la similitude des gestes, des menus, des douleurs de femme, par les aiguilles qui s’activent en même temps, la sienne vers la gauche, la mienne vers la droite : nos chaises se font face et je suis gauchère, nous nous reflétons. On coud, on fume, on chantonne ; de temps en temps, on se sourit, en soupirant… Mais c’est à la veillée que nous devenons tout à fait intimes. La camaraderie d’atelier est alors reléguée, ficelée à la douzaine parmi les cravates, serrée dans la valise du devoir ; et l’intimité se tisse, volute à volute, verre à verre, à travers la table où nous présidons, parmi les fleurs de la toile cirée et l’empilement des assiettes.

Nounouche fait la liaison, grimpe sur nos jambes, nettoie les miettes et le cendrier, bourdonne sur nos chuchotis.

« Allons, Nounouche, au lit ! » dit Annie sans conviction, au bout de chaque quart d’heure passé huit heures.

Devant cette minuscule écouteuse, il importe de parler inintelligible : Annie entend que sa fille « reste une petite fille », lui parle du Papa Noël, de choux et de roses ; elle a failli se battre avec Mme Villon lorsque celle-ci, voulant entreprendre l’éducation sexuelle de Nounouche en même temps que celle de ses filles, lui a montré des images dans le Larousse médical ; mais elle ne voit aucun inconvénient à la laisser debout avec nous jusqu’à minuit : elle dormira demain matin. Quand elle ira à l’école… D’ailleurs, que voulez-vous qu’elle comprenne, voyons ! Ton père est à l’hôpital comme tu peux le constater chaque samedi, il faut croire ta mère et rien



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