L'âge d'homme by Michel Leiris

L'âge d'homme by Michel Leiris

Auteur:Michel Leiris [Leiris, Michel]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Gallimard
Publié: 2013-06-27T16:00:00+00:00


MON FRÈRE ENNEMI

Mon frère aîné, qu’on disait doué pour le dessin, étudiait aux Arts Décoratifs. Aux yeux de mon autre frère et aux miens, c’était l’homme du Quartier Latin, celui qui côtoyait des bohèmes, pouvait s’asseoir à des terrasses de cafés, avait le privilège de voir et même de parler à des femmes nues puisque dans les ateliers où il travaillait il y avait des modèles ; d’autre part, c’est lui qui nous avait révélé l’existence du « portel ».

Mon autre frère et moi étions généralement ligués contre ce frère aîné, non seulement pour des raisons d’âge, mais parce que nous nous accordions mieux quant aux goûts et quant au caractère. Nous nous faisions la même idée mystique de l’amour – que nous ne concevions que sous la forme d’un amour unique, but et substance de toute une vie – et professions le même dégoût pour ces êtres volages que représentaient les « noceurs ». Notre éducation avait contribué largement à la formation de cet état d’esprit ; je me rappelle, par exemple, ce que mes parents disaient du théâtre d’Henri Bataille, tenu pour foncièrement immoral, en tout cas « pas pour les jeunes filles », à tel point qu’on en arrivait presque à répartir ces dernières en deux catégories : celles que leurs parents emmenaient aux pièces d’Henri Bataille, c’est-à-dire les jeunes filles « modernes » (épithète nettement péjorative), et celles qu’on n’y emmenait pas.

Sans rentrer tout à fait dans la classe des « noceurs » – car le pauvre garçon était de mœurs trop paisibles et doté de trop piètres moyens pécuniaires et vestimentaires pour que nous songions à l’annexer à une caste que nous imaginions si brillante – notre frère aîné était rangé par nous du côté du libertinage, à cause de son métier d’artiste, de ses fréquentations et surtout de son contact avec des modèles. Très fort, et de tempérament très sanguin, il était glouton, taquin et rageur. Outre la menace qu’il m’avait faite de « m’opérer de l’appendicite avec un tire-bouchon » (opération qu’il avait lui-même subie, mais dans les conditions normales), il avait parlé une fois de me « faire manger de la soupe aux boutons ». À cette époque, l’un des potages dont on usait le plus communément à la maison était du bouillon additionné de pâtes de formes variées, simulant les unes des étoiles, les autres des lettres de l’alphabet ; j’imaginais des boutons de nacre flottant dans le bouillon à la place de ces pâtes et mon dégoût était si grand que, même aujourd’hui, je ne puis voir un bouton de chemise ou de caleçon sans l’imaginer dans ma bouche et frôler la nausée. Une autre taquinerie consista, un peu plus tard, à me réciter seul à seul des poésies très tristes avec une voix mouillée, en me regardant dans les yeux, jusqu’à ce que j’eusse demandé grâce ou me fusse mis à pleurer. J’ajoute qu’ayant appris de ma propre bouche que je me livrais au plaisir solitaire (confidence que je



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