La Nuit dernière au xve siècle by Didier van Cauwelaert

La Nuit dernière au xve siècle by Didier van Cauwelaert

Auteur:Didier van Cauwelaert [Cauwelaert, Didier van]
La langue: fra
Format: epub
Tags: roman
Éditeur: Albin Michel
Publié: 2008-02-01T08:56:29+00:00


12

De retour au bureau, j’ai demandé à un collègue de me prêter son rasoir à piles. Sous le bourdonnement aigu, mes pensées faisaient de la surtension. Et l’allure médiévale que m’avait trouvée Candouillaud n’était pas seule en cause.

De plus en plus, je me sentais devenir double. Je me divisais de l’intérieur ; j’étais porteur d’une existence qui découlait de la mienne tout en manifestant d’heure en heure son autonomie, son ascendant, ses exigences. Fallait-il avorter cette part de moi, avant qu’il ne soit trop tard, ou la mener à terme ?

Tout le temps que j’avais parlé de Benoît Jonkers, la présence d’Isabeau s’était glissée en surimpression. Quel rapport entre eux, sinon l’amer constat de laisser derrière soi un champ de ruines, qu’il est toujours possible de justifier, mais à quoi bon ? Les conséquences qu’on fuit deviennent les causes de dommages ultérieurs – c’était le sens de la dernière phrase que m’avait lancée la postière, ce matin : Dites-vous bien que si, dans votre vie de Jean-Luc Talbot, vous passez votre temps à vous faire trahir ou larguer, y a peut-être une raison.

Je n’y pouvais rien : le fait d’avoir réactivé ma culpabilité envers le restaurateur du haut Var avait réveillé, en écho, la mauvaise conscience que j’avais éprouvée d’emblée à l’égard d’Isabeau, et les remords de ce Guillaume d’Arboud se déployaient en moi comme un cancer sournois. Le « mi-temps thérapeutique » auquel m’incitait Marie-Pierre était-il un vrai remède à la schizophrénie ? Laisser une amoureuse fantôme prendre le contrôle de mes nuits suffirait-il à me rendre à moi-même pendant les heures ouvrables ? Rien n’était moins sûr, depuis l’incident du parking.

Au retour du restaurant, devant l’hôtel des impôts, tandis que j’attendais que la barrière se lève, un mendiant ivre mort était venu se pencher à ma vitre ouverte, et m’avait donné dix centimes.

– Longue vie, messire.

Et il était reparti en titubant. Abasourdi, je contemplais la pièce dans ma paume.

– C’est le pompon, ça, avait commenté gaiement le trésorier-payeur. Voilà que vous suscitez l’impôt spontané chez les gueux ! La taille et la gabelle… Quand je vous disais qu’un preux chevalier sommeillait en vous ! C’est drôle, je n’ai bu que de l’eau, mais j’ai l’impression moi aussi de vivre à une autre époque, en vous regardant… D’être, comment dit-on déjà ? le suzerain qui vous a adoubé. Voilà. En tout cas, merci : ce déjeuner m’a changé les idées.

Le simple fait d’imaginer en moi l’empreinte d’un Guillaume suffisait-il à créer un signe extérieur de noblesse ? Un champ d’influence, le pôle magnétique d’une vie antérieure qui attirait celles des autres ? C’était aussi débile que d’additionner des hasards gratuits, ou d’accuser le trésorier-payeur général adjoint de Châteauroux d’être, au même titre qu’un mendiant déposé sur ma route, complice de la postière qui essayait de me réexpédier au xve siècle.

J’observe mes joues lisses dans la petite glace du portemanteau. Je vais rendre son rasoir à mon collègue Berg, puis je reprends mon portable. Je sélectionne « Boîte de réception



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