La Vouivre by Marcel Aymé

La Vouivre by Marcel Aymé

Auteur:Marcel Aymé [Aymé, Marcel]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Gallimard
Publié: 2014-10-13T13:44:29+00:00


13

Le curé de Vaux-le-Dévers, devant la nef pleine de fidèles, officiait distraitement en pensant à la Vouivre et se sentait déborder d’une sainte allégresse de lutteur. Il savait maintenant qu’elle n’était pas un mythe, car il l’avait vue. La veille au soir, dans le jardin de la cure, après avoir arrosé un carré de fraises, il marchait le long de la haute haie d’épines et de prunelliers qui le séparait de la route. Ainsi qu’il lui arrivait trop souvent, il rêvait à une situation matérielle confortable qui eût affirmé et augmenté l’autorité de son ministère. L’esprit souffle où il veut, il y consentait, mais la grâce, don exceptionnel, n’est qu’un appoint, et la culture méthodique des âmes campagnardes veut des moyens solides, substantiels. Il croyait qu’en sa possession, de bonnes terres au soleil et une bécane nickelée à changement de vitesse auraient fait plus pour la cause de Dieu que le sermon le plus touchant et le mieux envolé. Il ne trouvait là rien de choquant, au contraire. Dieu aime les moyens humains, humblement humains, même bassement humains, et son plus beau triomphe est d’obliger le diable à porter pierre. Dieu estime que la piété des gens riches est d’un bon exemple. Dans la Bible, le Seigneur bénit les bons bergers et multiplie le bétail de leurs troupeaux. Le curé de Vaux-le-Dévers songeait avec tristesse aux visites qu’il faisait aux indigents du village. Les secours spirituels, les seuls qu’il eût à offrir, étaient accueillis froidement. Sa soutane usée et ses godillots déformés faisaient mauvais effet sur les pauvres. Mais le maire, qui disposait des secours de la commune, pourtant bien maigres, pouvait compter sur les bulletins de vote des nécessiteux et leur bonne volonté anticléricale. Il était dans ces rêveries quand il entendit un bruit de pas. De l’autre côté de la haie, un couple murmurant s’avançait sur la route : « Il fait doux comme jamais de la vie, suggérait la voix de la grande Mindeur, c’est bien le soir à se causer dans l’herbe. » À quoi répondait une voix oppressée et fluette qui était peut-être celle de Voiturier : « Touche pas mes bretelles, je te dis. » Le curé avait plongé dans les épines pour essayer de voir à travers la haie, mais en vain et, s’avisant aussitôt qu’il venait de commettre un péché de curiosité, s’était transporté, dans un vague esprit de pénitence, de l’autre côté du jardin, face à la prairie où la vue s’étendait par-dessus la clôture de branches sèches. La campagne s’endormait dans le crépuscule au chant des crapauds, la lumière de la fin du jour s’évaporait de la terre et montait vers le ciel où flottait un croissant de lune transparent. La Vouivre, en robe blanche, marchait sur les prés fauchés derrière sa vipère. Elle était passée près du jardin à quelques pas de la haie, et dévisageait le curé sans la moindre gêne. En faisant le signe de la croix et en invoquant le secours d’en haut, il avait eu loisir d’examiner la maligne créature que le signe rédempteur ne semblait pas émouvoir.



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