La vie ne danse qu'un instant by Theresa Révay

Auteur:Theresa Révay [Révay, Theresa]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature
Éditeur: Éditions Albin Michel
Publié: 2017-08-14T16:00:00+00:00

Rome, mai 1938

– On ne l’avait pas vue depuis des siècles. Tu as remarqué son tour de taille ? La malheureuse passerait par le chas d’une aiguille !

– Comment Umberto va-t-il supporter un fils anormal ? Les hommes tolèrent si mal les imperfections chez les autres…

– On raconte qu’il est né sourd et aveugle. Le cordon autour du cou, complètement bleu. Le médecin aurait même demandé s’il fallait sauver la mère ou l’enfant alors que ce pauvre Umberto était en mission en Égypte. C’est un miracle qu’ils aient tous deux survécu.

Pour la première fois depuis neuf mois et la naissance de son petit garçon prématuré, donna Beatrice Ludovici réapparaissait ce soir-là en société. À quelques encablures du Capitole, dans les somptueux salons de la princesse Isabelle Colonna qui bruissaient comme d’habitude de confidences d’hommes politiques et de commérages mondains, l’événement en venait presque à occulter le tintamarre suscité par la visite officielle du chancelier Hitler au Duce.

Umberto entendait les voix frémissantes des invitées, tout à leur joie d’envisager le pire sous l’éclat gris-bleu des fresques Renaissance où batifolaient sirènes, chimères et autres cupidons. Rien n’entamerait jamais le goût pour la médisance des aristocrates romaines. La contre-offensive se devait d’être immédiate. Il contourna le paravent derrière lequel il avait été dissimulé à leurs regards.

– Mon fils n’est ni sourd ni aveugle, annonça-t-il aux commères qui sursautèrent, agrippant leurs sautoirs en perles comme s’il s’apprêtait à les en dépouiller. Beatrice a dû rester à la campagne parce qu’elle a été longtemps alitée. Elle a tenu ensuite à veiller sur le petit jusqu’à ce qu’il soit hors de danger. Il se porte désormais comme un charme. Vous pouvez être pleinement rassurées.

C’était un pieux mensonge, bien sûr, mais la santé précaire de leur troisième fils ne regardait personne. Bien qu’il fût heureux d’avoir échappé à un accouchement aussi redoutable, il déplorait que Beatrice ait eu à subir cette épreuve. On lui en avait épargné les détails, mais elle avait perdu beaucoup de sang et le bébé n’était rien de moins qu’un miraculé. Dans les églises des environs, des cierges avaient brûlé nuit et jour. Il se rappelait encore sa conduite périlleuse sur les routes à lacets de Toscane pour arriver à son chevet, et son soulagement lorsque le médecin lui avait confié qu’elle survivrait. Cependant, en dépit du supplice enduré, Beatrice avait été affligée d’apprendre qu’elle ne pourrait plus avoir d’enfants.

Elle se tenait près de l’antique fontaine placée au centre du salon, diaphane dans sa robe du soir en satin de soie, ses cheveux crantés dévoilant sa nuque. Pressentant son attention, elle tourna la tête dans sa direction. Il lui sourit pour l’encourager. Elle avait déploré sa mine de papier mâché juste avant de se rendre à la réception. « Une martyre condamnée aux arènes ! » Pour la première fois, Umberto avait découvert son épouse vulnérable, elle qui témoignait d’ordinaire d’une parfaite assurance face aux mondanités. Et ce n’était pas le seul changement. Ils n’avaient plus fait l’amour depuis la naissance du petit Giorgio.

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