La vague rouge by J.-H. Rosny-aîné

La vague rouge by J.-H. Rosny-aîné

Auteur:J.-H. Rosny-aîné [Rosny-aîné, J.-H.]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Plon (1910)
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00


XII

Vers ce temps, Anselme Perregault vint en congé. Il avait la tête rasée, le cou semé de boutons couleur de viande, les yeux méfiants et sournois. Un levain de colère le brassait jour et nuit ; sa bouche écoulait des vitupérations contre les gradés, avec des menaces de mort. Le matin et le soir, il jetait sa capote par terre, il la piétinait, il l’envoyait à coups de bottes à travers l’appartement, ou bien, raclant avec un couteau son pantalon pour l’user plus vite, il ricanait :

— Le drapeau, on se torche avec ! La grande famille, je l’ai au bon endroit ! Notre père le colonel, si jamais je l’attrape, crachera ses chicots dans Jules. M… pour la patrie. Et ils peuvent bien dire que l’armée est prête ! Elle est prête à leur sortir les tripes.

Parfois, il gardait le silence, les joues roides, la bouche tordue. Puis il s’exclamait avec amertume :

— Il va pourtant falloir que j’y retourne… Ah ! les salauds ! ah ! les crapules !

Il y pensait à table, au cabaret, au théâtre. On le mena aux Gaietés de l’escadron. Il n’entendait pas la farce truculente, il ne voyait que l’uniforme, il ne saisissait que le conflit des gradés et des bleus ; une haine énorme fripait son visage.

Cependant, il avouait n’avoir jamais été puni. Dans sa compagnie, il n’existait pas, à proprement parler, de « rosses » ; le capitaine se montrait presque timide, le lieutenant s’adonnait confusément à des littératures, la discipline était brusque à la surface, bonhomme au fond : on travaillait mollement ; sans doute quelques sous-officiers acceptaient des champoreaux, d’autres proféraient des épithètes crapuleuses, mais leurs menaces, communément, ne recevaient aucune sanction. En somme, cette compagnie était supportable. À d’autres époques, elle eût paru douce. Mais l’esprit de révolte sévissait comme une épidémie ; une propagande hardie, incessante, presque automatique, avivait le dégoût et la haine ; les plus placides se gorgeaient de phrases révolutionnaires. Anselme, sans se définir au juste la nature de son supplice ni de ses humiliations, savait qu’il était une victime et un esclave.

La famille exalta ses plaintes. On l’écoutait avec indulgence, compassion et révolte. Le père surenchérissait, en lançant de vastes crachats, la mère couvait son petit avec des yeux prêts à fondre, la grand’mère Bourgogne rôdait comme une hyène, le jeune Maurice bavait de stupeur. Parfois survenaient les fils Bossange. Armand, après un silence, proférait des réminiscences de brochures, mêlées aux propos de François Rougemont et à ses imaginations propres. L’exaspération atteignait au paroxysme. On allait organiser le grand chômage de la conscription. Personne ne tirerait au sort, personne ne répondrait à l’appel : ceux qui restaient aux casernes, encouragés par la protestation de tout un peuple, saisiraient leurs chefs et les précipiteraient aux latrines. Les voix s’éclaboussaient. On entendait glapir la vieille Bourgogne, jurer Perregault, prêcher Armand. Souvent Isidore et Émile Pouraille, Gustave Meulière, Alfred Casselles, Georgette, la grande Eulalie se joignaient au chœur. La maison tremblait de blasphèmes, de menaces et d’enthousiasme.



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