La petite roque by Guy de Maupassant

La petite roque by Guy de Maupassant

Auteur:Guy de Maupassant [Maupassant, Guy de]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Conte
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00


* * *

IV

M. Chantal se tut. Il était assis sur le billard, les pieds ballants, et il maniait une boule de la main gauche, tandis que de la droite il tripotait un linge qui servait à effacer les points sur le tableau d'ardoise et que nous appelions «le linge à craie.» Un peu rouge, la voix sourde, il parlait pour lui maintenant, parti dans ses souvenirs, allant doucement, à travers les choses anciennes et les vieux événements qui se réveillaient dans sa pensée, comme on va, en se promenant, dans les vieux jardins de famille où l'on fut élevé, et où chaque arbre, chaque chemin, chaque plante, les houx pointus, les lauriers qui sentent bon, les ifs dont la graine rouge et grasse s'écrase entre les doigts, font surgir, à chaque pas, un petit fait de notre vie passée, un de ces petits faits insignifiants et délicieux qui forment le fond même, la trame de l'existence.

Moi, je restais en face de lui, adossé à la muraille, les mains appuyées sur ma queue de billard inutile.

Il reprit, au bout d'une minute: «Cristi, qu'elle était jolie à dix-huit ans... et gracieuse... et parfaite.... Ah! la jolie... jolie... jolie... et bonne... et brave... et charmante fille!... Elle avait des yeux... des yeux bleus... transparents,... clairs... comme je n'en ai jamais vu de pareils... jamais!

Il se tut encore. Je demandai: «Pourquoi ne s'est-elle pas mariée?»

Il répondit, non pas à moi, mais à ce mot qui passait «mariée».

—«Pourquoi? pourquoi? Elle n'a pas voulu... pas voulu. Elle avait pourtant trente mille francs de dot, et elle fut demandée plusieurs fois... elle n'a pas voulu! Elle semblait triste à cette époque-là. C'est quand j'épousai ma cousine, la petite Charlotte, ma femme, avec qui j'étais fiancé depuis six ans.»

Je regardais M. Chantal et il me semblait que je pénétrais dans son esprit, que je pénétrais tout à coup dans un de ces humbles et cruels drames des cœurs honnêtes, des cœurs droits, des cœurs sans reproches, dans un de ces cœurs inavoués, inexplorés, que personne n'a connu, pas même ceux qui en sont les muettes et résignées victimes.

Et, une curiosité hardie me poussant tout à coup, je prononçai.

—C'est vous qui auriez dû l'épouser, Monsieur Chantal?

Il tressaillit, me regarda, et dit:

—Moi? épouser qui?

—Mlle Perle.

—Pourquoi ça?

—Parce que vous l'aimiez plus que votre cousine.

Il me regarda avec des yeux étranges, ronds, effarés, puis il balbutia:

—«Je l'ai aimée... moi?... comment? qu'est-ce qui t'a dit ça?...

—«Parbleu, ça se voit... et c'est même à cause d'elle que vous avez tardé si longtemps à épouser votre cousine qui vous attendait depuis six ans.»

Il lâcha la bille qu'il tenait de la main gauche, saisit à deux mains le linge à craie, et, s'en couvrant le visage, se mit à sangloter dedans. Il pleurait d'une façon désolante et ridicule, comme pleure une éponge qu'on presse, par les yeux, le nez et la bouche en même temps. Et il toussait, crachait, se mouchait dans le linge à craie, s'essuyait les yeux, éternuait, recommençait à couler par toutes les fentes de son visage, avec un bruit de gorge qui faisait penser aux gargarismes.



Télécharger



Déni de responsabilité:
Ce site ne stocke aucun fichier sur son serveur. Nous ne faisons qu'indexer et lier au contenu fourni par d'autres sites. Veuillez contacter les fournisseurs de contenu pour supprimer le contenu des droits d'auteur, le cas échéant, et nous envoyer un courrier électronique. Nous supprimerons immédiatement les liens ou contenus pertinents.