La folie des solitudes by Geneviève Parot Genevičve Parot

Auteur:Geneviève Parot, Genevičve Parot
La langue: fra
Format: epub
ISBN: EPUB9782072023811-103906
Éditeur: Editions Gallimard

CHAPITRE V

Voici quel fut le récit de Nadia : Aïcha, la mère de sa mère, vit dans un petit village marocain, sur la côte atlantique. Elle est veuve, mais elle n’est pas toute seule, elle habite avec son fils cadet, sa femme, et leurs deux enfants. Elle est comme la reine dans sa ruche. Elle ne bouge plus guère, mais tout tourne autour d’elle. Chaque été, Nadia le passe près d’elle, depuis qu’elle est toute petite. Cette année, pour ses vingt ans, elle a organisé une fête avec ses cousins. Le lendemain, Aïcha lui a demandé de venir, sans personne d’autre. Nadia pensait que la vieille dame voulait lui souhaiter son anniversaire d’une façon particulière et, en effet, quand elle est arrivée, le thé était prêt avec les pâtisseries. La main d’Aïcha tremblait un peu en remplissant les verres, mais sa voix, elle, était ferme, prononçant avec soin chaque syllabe, comme à son habitude. Il s’agissait d’une communication importante, pour laquelle elle avait attendu que Nadia ait atteint sa majorité. Elle avait fait la même révélation, au même âge, à la mère de la jeune fille, Myriam, qui avait mal réagi. Aïcha espérait que Nadia se montrerait plus sage. Nadia se taisait, étonnée de cette solennité. Sur ce, Aïcha lui demanda si elle se souvenait de son époux, Aziz. Cet homme est une figure tutélaire de la famille, un héros des luttes d’indépendance que les adultes continuent à citer en exemple à tout bout de champ, comme si cela pouvait préserver les jeunes générations de toute médiocrité. Nadia est née cinq années avant la mort de son grand-père. Elle n’a qu’un seul souvenir de lui : dans la chaleur de sa première enfance, un vieil homme la prenait sur ses genoux et lui chantait des chansons dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Alors elle a répondu que oui, bien sûr, elle se souvenait de son grand-père Aziz.

Aïcha a bu une gorgée de thé brûlant, elle a fait claquer sa langue, ses lunettes se sont emplies de buée. Elle a continué :

« Eh bien, Aziz n’est pas ton grand-père. »

Après une pause, elle a rajusté les plis de sa robe en faisant tinter ses bracelets.

« Car il n’est pas le père de ta mère. »

Nouvelle gorgée de thé.

« Bien qu’il ait été mon mari. »

Après cette annonce, Aïcha n’a pas laissé à Nadia le temps de réagir. Elle lui a tendu le plateau de pâtisseries et l’a avertie que pour comprendre il lui fallait entendre toute l’histoire depuis le départ. Elle a commencé par sa vie de petite fille dans un village de la côte, le travail à la conserverie à partir de douze ans, puis le premier grand changement dans sa vie, quand elle a été choisie pour travailler chez les propriétaires, des Français qui habitaient plus au nord, loin de l’usine et loin de sa famille, au milieu d’un grand domaine. Ils étaient trois frères : Edmond, qui s’occupait du domaine, Antoine, qui dirigeait la conserverie, et Guillaume, qui était médecin à Casablanca.

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