La couronne de plumes by Bashevis Singer Isaac

Auteur:Bashevis Singer, Isaac [Bashevis Singer, Isaac]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Nouvelle
Publié: 2017-08-21T06:51:38+00:00

Le troisième

Dehors la chaleur était étouffante, mais dans la cafétéria il faisait frais. Entre trois et cinq heures de l’après-midi il y avait très peu de monde. Je m’assis à une table contre le mur, bus un café et grignotai un morceau de strudel, tout en parcourant une revue d’occultisme. Dans une lettre à la rédaction, une femme racontait que son chat avait été écrasé par une voiture, qu’elle l’avait enterré, mais qu’il revenait la voir toutes les nuits. La femme donnait son nom et son adresse dans un petit village du Texas. Sa lettre paraissait sincère, il n’était pas possible qu’elle ait été inventée de toutes pièces. Mais le corps astral existe-t-il vraiment ? Et les animaux en ont-ils un aussi ? me demandai-je. Si oui, il fallait que je révise toute ma philosophie.

Avant de me lancer dans une si vaste entreprise, je me rendis au comptoir et commandai une autre tasse de café. « Une réalité n’a rien à voir avec une autre réalité », pensai-je.

Je jetai un regard sur les quelques personnes assises là. Un jeune homme, vêtu d’une chemise rose, était plongé dans l’étude d’un ticket de P.M.U. et fumait cigarette sur cigarette ; son cendrier débordait de cendre et de mégots. À deux tables de là, une jeune fille lisait les offres d’emploi dans le journal du jour. À gauche, près de la porte, était attablé un homme de haute taille, portant une barbe blanche et de longs cheveux argentés – un survivant de la vieille Amérique. Je le voyais souvent à la cafétéria. Il avait l’air pauvre, mais propre. Il tenait toujours un livre à la main. Était-il pieux ? Était-ce un libre-penseur de la vieille école ? Un pacifiste ? Un végétarien ? Un spiritualiste ? Un anarchiste ? Il y avait longtemps que je me posais des questions à son sujet, mais je n’avais jamais fait l’effort de découvrir qui il était.

À ce moment-là, la porte s’ouvrit et un homme entra. Je le reconnaissais, mais j’étais incapable de me rappeler son nom ni où je l’avais rencontré. C’était un petit homme à l’épaisse chevelure couleur de sable blond. Sa tête était trop grosse par rapport à son corps. On lui aurait donné n’importe quel âge entre quarante et cinquante-cinq ans. Son visage était maigre et comme flétri. Il avait les pommettes saillantes, le nez court, la lèvre supérieure tombante, un menton minuscule de bébé et les yeux jaunâtres… Il était vêtu d’une chemise sport et d’un pantalon de lin. Devant la machine distributrice de tickets, il hésita un instant. Il jeta un coup d’œil rapide à droite et à gauche comme s’il cherchait quelqu’un. Il m’aperçut et son visage s’éclaira aussitôt. D’un geste ferme, il tira un ticket, et la machine émit un tintement sonore. L’homme se dirigea vers ma table, à petits pas. Il portait des sandales à double lanière de cuir ; apparemment, il avait su adapter son vêtement à la chaleur new-yorkaise, alors que moi, je portais un costume, un chapeau et une cravate.

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