La Colère de Kurathi Amman by Meena Kandasami

Auteur:Meena Kandasami [Kandasami, Meena]
La langue: fra
Format: epub
Tags: roman, littérature indienne
Éditeur: Plon
Publié: 2017-08-23T22:00:00+00:00

Je suis devenue la porte-parole de ce misérable. Comme le serpent ocre attiré par l’odeur des cadavres qui brûlent, c’est un sadique qui trouve un plaisir pervers à voir les autres souffrir. Ces mots que j’ai écrits pour lui pourraient bien un jour revenir me hanter. On pourrait les citer, les uns après les autres. Ils pourraient être lus et relus. Des actes pourraient en sortir. Ou pas. Ces mots pourraient un jour lui sauver la vie. Ces mots pourraient un jour s’exprimer à sa place, et ainsi réduire les autres à un silence carbonisé. Je ne peux prévoir toutes les implications, toutes les conséquences. En cet instant, la lettre semble une mesure de protection nécessaire. J’ai mené ma tâche à son terme.

Bon, que vais-je dire à ma mère-qui-a-le-chic-pour-tout-deviner ? N’aura-t-elle pas honte de moi ? Quand elle s’assoit sur le bord de mon lit, me caresse les cheveux et semble prête à soulever le poids du monde sur ses épaules, dois-je lui dire qu’il m’a lancé un clin d’œil ? Je pense qu’il serait plus sage de ne pas l’encombrer avec toutes mes histoires. Je devrais essayer de m’en sortir seule.

N’y avait-il pas un sous-entendu lorsqu’il a émis l’idée qu’il faut savourer le crabe, comme les concubines, dans la discrétion ? Quand ses mains ont commencé à caresser le canon de son fusil à petits coups légers, avait-il des pensées sexuelles ? Puisqu’il n’est pas le produit de notre époque de poke sur Facebook, parce qu’il est arrivé sur terre le 18 novembre 1924, collectionner les femmes constitue-t-il une fierté qui renforce sa virilité ? Les viols qu’il a commis déclenchent-ils l’envie chez les autres propriétaires terriens ?

Son histoire m’a-t-elle effrayée ? Oui. A-t-il essayé un de ses trucs avec moi ? Je n’en ai pas eu l’impression. Avons-nous trinqué ensemble ? Non, essayer de goûter à son scotch n’était pas très politiquement correct. Lui ai-je envoyé des signaux sous-entendant que j’étais consentante, ainsi que m’en accusent souvent certaines femmes ? Non. Non. Non. Lecteur, je ne l’ai pas épousé. J’étais d’humeur dostoïevskienne, ce jour-là, or mon esprit suivait les mouvements de mon humeur, et me souvenant que les hommes sont par nature des despotes, je suis restée glaciale en apparence, un peu comme si j’étais tétanisée par la peur.

Et j’avais toutes les raisons d’avoir peur. Il a causé le malheur des femmes dans cinq villages différents : Vandalur, Irukkai, Vadugachery, Thirukannangudi et Kilvenmani. Les gens tiennent le compte de celles qu’il a violées, des vierges qu’il a ordonné qu’on lui livre, des filles qu’on n’a jamais revues. Parce que cette honte-là les concernait toutes, parce que j’étais une étrangère venue de loin pour les voir, parce que raconter leur histoire n’annulerait pas leurs souffrances, les femmes m’ont résumé les choses en désirant garder l’anonymat, certaines que je ne les trahirais pas, et dans l’espoir qu’il me serait épargné les horreurs qu’elles ont vécues.

Des vieillards, qui peut-être furent de grands révolutionnaires dans leur jeunesse, m’ont également dit que le simple nom de cet homme répandait la terreur dans quarante villages pour trente autres raisons.

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