Journal 2006 by Camus

Journal 2006 by Camus

Auteur:Camus
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Fayard


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Le sentiment d’échec – et c’est bien plus qu’un sentiment – est au bout de toutes mes avenues : mes livres paraissent, ils ne reçoivent aucun écho, il s’en vend quelques centaines d’exemplaires (je n’en suis même pas sûr) ; le parti politique que j’ai fondé a quinze ou vingt membres, qui pour la plupart ne se manifestent jamais ; ma candidature à la présidence de la République n’a été relevée nulle part, même à titre d’excentricité ; le site de la Société de “mes” lecteurs est totalement mort, comme lobotomisé – plus personne n’y fait la moindre apparition. Tout dit l’inintérêt total du siècle à l’égard de tout ce que je puis entreprendre ; et si par hasard il s’y intéresse un peu, par exception, c’est pour s’en étrangler d’indignation et me submerger de haine.

Il faut tâcher néanmoins de mener jusqu’à leur terme les chantiers ouverts, et en particulier celui des Églogues, comme si de rien n’était – d’ailleurs c’est exactement cela : rien n’est ; et il serait parfaitement vain d’attendre que par miracle quelque chose soit. Non : accomplir sa tâche jusqu’au bout, comme un cheval aveuglé au fond d’une mine ; et n’espérer rien d’autre que la ration habituelle (encore bien heureux si elle se maintient !).

Plieux, dimanche 25 juin, dix heures du soir. Les journées d’avant-hier et d’hier ont été non pas gâchées mais rendues moins agréables et certainement moins faciles, moins aisées, moins coulantes, par la douleur au talon droit, qui me rend la marche très laborieuse, et par le médicament que je prends pour m’en affranchir (sans grand succès jusqu’à présent), le Bi-Profénid, que je soupçonne fort d’être responsable de nausées très pénibles à traîner sur les routes.

Il y a aussi (je trouvais que j’en avais bien vite fini avec les doléances) que voyager sans Pierre est beaucoup moins plaisant que de voyager avec lui, d’une part pour des raisons sentimentales, sur lesquelles je ne m’étendrai pas, d’autre part pour des raisons pra­tiques – mieux vaut en voiture être deux, quand on explore une région particulière : un pour conduire, l’autre pour lire les cartes et les guides, sans quoi il faut s’arrêter toutes les trois minutes, on perd un temps fou et très vite on renonce à s’informer comme il le faudrait, d’autant qu’à chaque étape destinée à faire le point il faut, à partir d’un certain âge, chercher et chausser ses lunettes, ce qui fait de l’enquête toute une affaire. C’est la même chose dans les musées : en vieillissant l’accès à la connaissance ou seulement à l’information devient plus compliqué et la tentation est grande de s’épargner une fois sur deux, puis deux fois sur trois, l’effort impliqué.

J’ai beaucoup hésité vendredi matin, à Paris, avant de partir pour Giverny et pour l’exposition Homer dans le piètre état où j’étais (et où je suis encore, mais ici c’est moins grave). Et puis je n’ai pas voulu renoncer, je me suis dit qu’un renoncement était toujours le premier d’une longue série, j’ai quitté le studio en sautant sur un pied.



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