Fillion et frères by François Gravel

Auteur:François Gravel
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 978-2-7644-1869-7
Éditeur: Québec Amérique

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Le dompteur de papillons

— Un excellent choix, oui. Modèle classique. Indémodable. Tissu inusable. L’important, c’est ce qui ne se voit pas. Structure en chêne. Victoriaville. Du monde de chez nous. On connaît la différence entre un chêne et une épinette, dans ces coins-là. La qualité, ça se paie. Au bout du compte…

La décision n’est pas encore prise pour ce couple d’un certain âge qui se livre à une guerre silencieuse et pudique. La femme veut ce mobilier neuf, mais l’homme résiste. Si c’était l’homme qui voulait acheter, ce serait l’épouse, sans doute, qui mettrait les freins. Louis sait bien que ce n’est pas une affaire de mobilier, de qualité, de garantie ou de structure en chêne, mais il leur parle quand même, pour la musique des mots, pour libérer les tensions, pour déplacer le problème. Garantie, esprit tranquille, structure en chêne… Il parle doucement, comme on dépose un réveil dans le panier d’un chiot pour lui rappeler le cœur de sa mère, achat important, investissement, prenez votre temps… tic tac… et puis il part sur la pointe des pieds s’occuper d’un autre couple qui vient tout juste d’entrer.

Le gars est costaud et ses cheveux sont coupés en brosse, mais il ne faut pas se fier aux apparences : il est du genre mollasson. Comme il n’a pas le regard vide des soldats qui rentrent des vieux pays, on peut déduire qu’il est resté ici. Il a donc travaillé sept jours sur sept et il a accumulé un joli magot, que sa fiancée a bien envie de dépenser. Sa fiancée, oui : s’ils étaient mariés, et même jeunes mariés, elle ne serait pas pendue à son bras de cette façon. Une fiancée toute menue, mais c’est elle qui mène la barque. Son regard se pose sur un meuble et se durcit aussitôt. On dirait un cadenas qui se referme. Tout juste si on n’entend pas le déclic. Elle a fait pareil avec son fiancé : je le veux, je glisse mon bras sous le sien. Clic. Son regard s’est refermé sur ce mobilier de salon de style français qui se vend si bien, contre toute attente. Avec ses pattes cambrées, le fauteuil ressemble à un bulldog. Ce n’est guère accueillant. Mais le tissu bleu royal, qui tranche sur les bruns habituels, est une réussite. Léo n’aime pas ce mobilier, lui non plus. Il dit que ça lui fait penser à ces petites Françaises qu’on voit dans les magazines de mode : c’est joli, mais pas confortable. Ça manque de rembourrage. Ce mobilier se vend, pourtant, et toujours à des femmes maigres, Dieu sait pourquoi… Le fiancé préférerait sans doute du massif et du rembourré, mais comme elle le mène par le bout du nez… Comment peut-on délibérément acheter des meubles de salon inconfortables ? Autant acheter des chaussures trop petites ! Leur vendre le mobilier bleu, donc. C’est déjà dans le sac. S’informer des dimensions de leur salon, ou de l’existence d’un éventuel boudoir dans lequel on pourrait installer ce fauteuil très confortable, pour monsieur.

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