En marche ! by Duteurtre Benoît

Auteur:Duteurtre, Benoît [Duteurtre, Benoît]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature française
Éditeur: Gallimard
Publié: 2018-10-02T22:00:00+00:00

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Cette constatation heurtera les bons sentiments mais j’ai eu, paradoxalement, une certaine chance dans mon malheur. Car ce bête accident de voiture qui m’a laissé deux jambes inertes m’a fait entrer dans la catégorie des personnes disposant encore de certains égards au moment où la protection sociale s’effondrait partout. Je ne prétends pas que la condition des personnes handicapées soit enviable, ni qu’elles disposent des possibilités accordées aux autres – d’où la colère de certaines associations qui pointent cette insupportable discrimination, quand bien même nous sommes d’abord victimes de la fatalité. Du moins appartenons-nous à la catégorie des « victimes », ce qui apporte aussi de légers avantages. Car notre société, toujours plus inégalitaire, s’évertue à cultiver quelques illusions de justice en accordant toute son attention à cette seule catégorie : victimes de la violence conjugale, victimes de catastrophes naturelles, victimes d’attentats, victimes de l’automobile… Des bataillons de psychologues travaillent pour nous nuit et jour. Ainsi ce monde indifférent aux plus criantes inégalités entend-il se montrer capable de charité pour une poignée de citoyens malchanceux, parmi lesquels les handicapés occupent une place d’honneur.

Ce droit des victimes se manifeste de façon spectaculaire ici, au centre de Sbrytzk, où l’organisation de la circulation semble conçue pour marquer notre supériorité. Le fauteuil passe devant, tandis que l’auto patiente derrière. Mille symboles s’ajoutent aux symboles pour affirmer l’hypothétique égalité de ceux qui ne sont pas égaux. C’est pourquoi la loi exerce une telle pression pour adapter à nos besoins le moindre bâtiment, parfois pour le symbole autant que pour la raison… mais sans rien changer au fait que nous ne pourrons jamais marcher avec nos jambes, que notre corps est atrophié, que notre vie ne saurait être semblable à celle des autres.

Ces quelques avantages ne m’ont pas empêchée de subir, moi aussi, la fâcheuse évolution de la société. Un jour, ma propriétaire m’a donné congé parce que ses appartements, au centre de Düsseldorf, avaient pris beaucoup de valeur et que mon loyer apparaissait déraisonnablement bas. Je suis alors tombée sur ce projet des assurances New Life, mis en œuvre avec le concours du gouvernement rugène, pour inviter les handicapés moteurs à résider à moindre prix dans des locaux adaptés, à Sbrytzk : « en plein quartier historique, à quelques kilomètres de la montagne… » Est-ce mon âme allemande qui s’est laissé séduire par cette vieille province germanophone ? Je n’imaginais pas alors que j’allais atterrir dans une sous-préfecture du monde global, où la culture allemande ne compte pour rien et où l’Histoire n’a plus aucune importance. Je n’imaginais pas que ce pauvre petit pays fût passé, si rapidement, de l’arriération paysanne à la banlieue universelle, sans même passer par ce que nous appelions la civilisation.

Me voici maintenant au cœur de cette caricature du monde moderne et je ne suis pas heureuse. Mais il est trop tard pour m’en aller. Je n’ai plus d’argent. Et, après tout, cette province qui fut longtemps à la remorque de l’évolution générale en est devenue le parfait miroir, si bien que l’espoir semble mince de trouver mieux ailleurs.

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