De la vraie vie by François Jullien

De la vraie vie by François Jullien

Auteur:François Jullien [Jullien, François]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: L’Observatoire / Humensis
Publié: 2019-12-18T07:04:02+00:00


V. Vies perdues

1. La vie abîmée, mutilée, dégradée (beschädigt, dit Adorno), est la vie perdue. Non par quelque punition originaire, un châtiment divin, mais par déchéance vis-à-vis de ce que, en sa puissance, sa potentia, serait la vie. Car tel est à nouveau le paradoxe autour duquel nos vies tournent : la vraie vie est perdue, mais nous n’avons jamais possédé la vraie vie – il n’y a jamais eu qu’en grands Récits un « paradis ». Or pourtant la vie sombre et s’engloutit ; elle ne cesse de s’absenter et de se déserter. Nous nous enfonçons, sans le mesurer, dans un « semblant de vie », et cela d’une façon qu’il serait trop commode de croire seulement figurée. Mais cela, il est vrai, est subi, se fait à notre insu, dans la passivité. En sommes-nous encore responsables ? Si tel est bien le cas, cela ne relève pas pour autant d’un « choix » délibéré. Et même est-ce initialement affaire de volonté ? Se quitte ici le domaine bien connu, si soigneusement balisé, si rassurant, de la morale : on s’en éloigne pas à pas, sans plus d’appui, en s’enfonçant dans les lacis de la non-vie. « Vices » et « vertus » sont laissés loin en arrière, eux qui sont si faciles à portraiturer : par quoi faut-il éthiquement les remplacer ?

Le premier mode de vie perdue, le plus proche encore de la morale, est la vie résignée : quand commencent de se rétracter les possibles, que se circonscrit et se rétrécit, que s’éteint peu à peu, à petit feu, sans même qu’on s’en aperçoive, ce qui s’investissait d’espoir et d’attente de la vie dans la vie – voilà que je me suis définitivement fermé, alors, à l’inouï. — De là que ma vie s’est enlisée : elle s’est laissé peu à peu confirmer – confiner – dans son adéquation, dans son adaptation avec elle-même comme avec son monde, a perdu son essor, devient étale, devient stagnante, n’est plus en déploiement et n’avance plus, n’inaugure plus. — Ou bien si le point de vue est, non plus de ma vie vis-à-vis d’elle-même, mais de ma vie en société – peut-on de fait les séparer ? – je dirai, en reprenant ce vieux concept de notre modernité, que ma vie s’est perdue de ce qu’elle s’est aliénée : elle s’est rendue étrangère à elle-même par tout ce qu’elle subit d’exploitation et de domination, d’emprise et de conditionnement. Les rapports socio-économiques ont depuis Marx tant évolué, se sont beaucoup mieux lissés, mais ce phénomène de l’aliénation, à mieux se dissimuler, ne s’est-il pas de nos jours étendu ? Ce moi-sujet qu’on décrit absolument singulier, dans son ipséité, trouvant en lui-même son initiative et sa liberté, jusqu’à quel point existe-t-il encore dans un monde dominé par le marché, où tout s’est technicisé ? — Au terme de quoi, ma vie enfin s’est réifiée, elle est devenue « chose » parmi les choses, elle n’est plus que carcasse ou qu’ossement de vie, jusqu’en son apparence parfois pourtant si plantureuse.



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