Crève, Ducon ! by François Cavanna

Crève, Ducon ! by François Cavanna

Auteur:François Cavanna [Cavanna, François]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature Française
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2020-01-14T23:00:00+00:00


Prof de russe

J’ai conté ailleurs1 qui était Liliane et comment nous nous étions trouvés. Nous étions tous deux bien mal en point, elle surtout, à peine échappée de l’enfer. Déportée avec toute sa famille en mai 40 pour avoir aidé des fuyards français à éviter d’être faits prisonniers, elle avait été trimballée pendant toute la guerre de camp en camp à la demande des équipes de scientifiques allemands qui avaient trouvé en cette adolescente de quinze ans, pucelle garantie, le cobaye idéal pour leurs expériences de stérilisation à moindres frais.

Elle n’en creva pas. Pas tout de suite. Elle eut le temps de se refaire une santé – en apparence –, de vivre avec moi un merveilleux amour et de mourir dans mes bras quand nous osions commencer à y croire.

Elle n’avait plus de parents ni d’attache. Que moi. Qui n’avais qu’elle… Mais ce n’est pas le sujet. Nous habitions seize mètres carrés dans une masure de plâtras, 87 rue Saint-Fargeau, c’est perdu dans le ciel, tout en haut de Ménilmontant.

À l’époque, je croyais encore à des choses. J’avais dans ma poche ma carte du parti communiste. Liliane aussi. Il y avait alors dans le peuple des faubourgs un immense attachement au Parti. Tout un chacun était persuadé que l’U.R.S.S. était l’avenir du monde, un avenir radieux, et donc le russe la future langue universelle. Il importait d’avoir le plus d’atouts pour se placer dans la société fraternelle qui serait la nôtre dès que le dernier coup d’épaule aurait jeté à bas les fondements pourris d’un système exécré. Et donc de connaître la langue russe.

Un peu partout dans les banlieues naissaient des universités populaires, animées bénévolement par des professeurs parfois de haut niveau, des instituteurs, des artisans, des gens de métier qui initiaient dans l’allégresse de l’émulation des adultes rugueux aux rudiments de la culture littéraire, mais aussi aux maths, aux sciences, aux langues. Nous y voilà.

Partout les camarades réclamaient des professeurs de russe. C’était une marchandise assez rare. Les colonies de Russes blancs en exil depuis la révolution d’Octobre n’étaient pas du tout empressés de coopérer ainsi avec l’Armée rouge, et quant aux prisonniers de guerre rapatriés par Odessa après un interminable périple de goulag en goulag, c’est à peine s’ils savaient dire « Bonjour ! », « Ta gueule ! », « Donne ta montre ! » et « Yeb tvoïou mat’ ! », c’est-à-dire « Nique ta mère ! ».

J’en avais appris un peu plus long. Liliane parlait et écrivait le russe et le polonais comme l’enfant Jésus en personne – elle tenait cela de son père russe et de son grand-père polonais –, se débrouillait fort lestement en allemand – langue natale de sa maman. Liliane était un cerveau. Elle apprenait avec une gourmandise boulimique. C’est elle qui eut l’idée.

— Nous devons aider. Tu sais assez de russe pour l’enseigner, avec un bon manuel. Viens. On va s’inscrire à l’université de Montreuil.

Et nous voilà partis dans la nuit, mandatés par l’université populaire pour enseigner la langue russe



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