Claire by Chardonne

Claire by Chardonne

Auteur:Chardonne
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Grasset


VI

Nous étions mariés, j'habitais Charmont, et déjà je ne pouvais plus comprendre les craintes qui autrefois m'avaient retenu d'épouser Claire. C'est à peine si je m'en souvenais. Nos prévisions sont constamment démenties et nos idées changent avec l'événement, mais la pensée n'enregistre pas ses mécomptes. Oublieux, toujours prêt à concevoir, l'esprit est bien adapté à la vie quand on ne le détourne pas de son objet par l'abus de la réflexion.

Si le mariage ne m'apportait aucune inquiétude, il me réservait une surprise. Je me figurais que je connaissais Claire et que nos relations passées nous avaient accoutumés l'un à l'autre. Sans doute, elle n'a pas changé depuis notre mariage, elle ne m'a pas déçu, je ne m'étais pas trompé sur elle; cependant, elle est pour moi un être entièrement différent. Ce n'est plus une image que je façonne à mon gré, une abstraction, mais une personne vivante, expressive, qui affirme son existence indépendante et réelle, qui a un caractère dessiné, une sensibilité propre, et dont tous les mouvements me touchent.

On pourrait partager sa maison avec des étrangers si les logements devenaient encore plus rares ; on coudoie tous les jours des compagnons de travail; on héberge des parents, des amis ; ce sont là de proches fantômes qui effleurent à peine notre vie. Mais lorsqu'une femme dont la présence est constante parce qu'on l'aime ou parce qu'on la déteste habite votre maison, elle est vraiment entrée dans votre existence. Alors, on n'est plus seul, on n'est plus libre; un être existe qu'il faut sans cesse consulter d'un regard très subtil; on n'agit plus que par accord, rien n'est exactement borné à soi, tout se répercute de l'un à l'autre, et votre pensée même vous est soustraite.

Quand je vivais seul, j'étais un peu nuageux. Tout à coup, je pris conscience de ma personne; ma voix avait un écho, mes gestes pouvaient heurter, je me sentais observé et je connaissais mes limites. En somme, Claire me donnait beaucoup à réfléchir sur moi-même.

Les primevères formaient leurs bouquets sur le sol et des narcisses commençaient à poindre ; par une matinée de soleil j'eus la nostalgie de l'été. A Charmont, le froid et la pluie reviendraient encore, et on n'est pas rassuré avant d'avoir trop chaud. Je me disais aussi que j'aimerais à voyager avec Claire et à lui présenter quelques jolis aspects d'un monde qu'elle ignorait. J'hésitais entre des cocotiers penchés sur la mer, une banquise au crépuscule, le désert. Je fis choix du site le plus proche : Mouchnèche, sur les flancs de l'Aurès, au bord des sables africains. Peut-être est-ce là un des seuls points incorruptibles de la terre car le désert le défend contre l'homme. La beauté y tient en peu de traits, mais délicats, choisis, ineffaçables : un palmier sur l'horizon, un petit mur rose, le ciel, le sable.

J'aurais voulu transporter Claire à Mouchnèche d'un bond, sans transition, et je fis un itinéraire qui ne laissait pas de répit jusqu'à Biskra. Nous trouvâmes plus commode de rester quelques jours à Paris pour les préparatifs du voyage.



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