Cioran et compagnie by Jaccard Roland

Cioran et compagnie by Jaccard Roland

Auteur:Jaccard, Roland [Jaccard, Roland]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Essai, Littérature, France
Éditeur: D@vid - TAZ
Publié: 2013-06-25T02:21:43+00:00


Je me regrette

N’écrire que sur ceux que l’on oublie difficilement, conseillait Takuboku. Je n’ai pas oublié ce premier dîner chez Cioran – si pétillant, si enjoué, pas conventionnel pour un sou. Il nous a parlé de ses promenades dans les cimetières et des rencontres qu’il y fait. Devant la tombe de son ami Gabriel Marcel, un gardien lui a dit – c’était pendant les élections – en désignant les sépultures : « Ici communistes et non-communistes reposent en paix. » Il nous a également raconté ses mésaventures avec un chat que lui avait confié une amie et qu’il haïssait. Il l’a rendu fou. Entre eux, c’était une lutte à mort. En revanche, il aime les chiens, « car eux au moins savent nous flatter ». À propos de mégalomanie, il a soutenu que la pire, la plus insupportable est celle des personnes qui prient : « Comment peuvent-elles penser que Dieu s’intéresse à elles ? » Adolescent, il avait envie de frapper les croyants à la sortie des églises pour les corriger de leurs pieuses âneries. Sa mégalomanie à lui aurait été d’être général. « Curieux, ajoute-t-il, car je suis incapable de prendre la moindre décision. » À François Bott qui lui confiait qu’il avait déjà choisi son épitaphe : « Je me regrette », il a fait observer que c’était celle de Mme de Houdetot. « Mais ce serait ridicule de la citer, a-t-il précisé, même un professeur de la Sorbonne ne le ferait pas. »

Pendant qu’il me raccompagnait sous la pluie – nous étions tous les deux protégés par un minuscule parapluie japonais offert par son traducteur –, il m’a parlé des Chemins de la désillusion, me comparant à un écrivain anglais qu’il apprécie et auquel, selon lui, je ressemble comme un frère : Cyril Connolly. Connolly dont ses amis déploraient qu’il fût ligoté dans la camisole de force de sa paresse et auquel ses ennemis reprochaient d’exploiter les postures littéraires les plus snobs. Comme le rêve secret de chaque petit Lausannois est d’être plus snob que le plus snob des Anglais, j’en fus flatté. Je me procurai sans tarder son chef-d’œuvre : Le Tombeau de Palinure et recopiai cette phrase dans mes carnets : « Étant contaminé par la philosophie orientale, je suis incapable de prendre les gens au sérieux. Tous, ils semblent remplaçables, à part les quelques-uns qui emportent des fragments de nous-mêmes qui ne peuvent être remplacés. »

Cioran me dit avoir également pris un tel plaisir à lire le texte de Thomas Szasz : « Freud comme leader », que je lui avais remis, qu’il a oublié de descendre du métro. Je pense aux heures passées à bavarder avec Szasz et avec Cioran : ce serait faire preuve d’une belle ingratitude que de persévérer dans le dénigrement de l’existence. Et pourtant, je me connais : je n’échapperai pas à ce sabordage nihiliste. Mais en attendant sauvons au moins quelques fragments de nous-mêmes qui ne peuvent être remplacés !

Pendant notre promenade, une vieille folle a accosté Cioran lui demandant s’il avait conscience des menaces qui pèsent sur la race blanche.



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