Bagages pour Vancouver by Déon Michel

Bagages pour Vancouver by Déon Michel

Auteur:Déon, Michel [Michel, Déon]
La langue: fra
Format: epub
Publié: 2018-06-09T22:00:00+00:00


IV

Longtemps, je me suis couché très tard. Parfois, à peine la lumière éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Une heure ou deux après, le jour m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais encore avoir dans les mains et éteindre ma lampe de chevet ; je n’avais pas cessé en dormant de revoir les visages, d’entendre les voix, la musique de jazz qui avaient peuplé ma nuit jusqu’à ce que – harassé, les tempes serrées dans un étau, la bouche amère d’avoir trop fumé et pas mal bu, conscient quand même que le discours de la nuit tournait au radotage comme un vieux disque rayé – je revienne rue Férou m’effondrer dans mon lit. En vivant la nuit – je veux dire en vivant aussi la nuit – j’avais l’impression de lutter à ma manière contre ce monstre caché au fond du labyrinthe : le temps dévorant. La lumière grise à la fenêtre signalait la fin de l’épreuve dont l’Ariane souvent fictive, parfois réelle, avait disparu au cours de circonstances que je ne me rappelais plus très bien, à moins qu’elle fût là, cheveux en désordre, visage enfoui dans l’oreiller voisin, étrangère dont j’avais hâte de me débarrasser tant elle semblait une intruse qui, par sa seule présence, dérangeait l’ordre des choses. Les événements – le théâtre ou le cinéma, puis l’itinéraire presque toujours le même avec pour variantes les nouvelles boîtes ou les nouveaux clubs qui s’ouvraient mais où l’on retrouvait presque toujours les mêmes noctambules – les événements me revenaient en mémoire comme les figures d’un rêve dont on cherche vainement à rassembler l’absurde puzzle. Et, comme dans les sorties de rêves, plus j’essayais de retrouver les étapes de la nuit, plus les détails s’effaçaient ou se fondaient dans un magma bruyant et coloré me donnant l’impression que, frappé d’amnésie, je traversais les nuits en somnambule sans pouvoir me rappeler de rien. Dans cet état, plutôt pâteux, les minutes qui me séparaient de l’heure où je devais me lever, étaient tout occupées à reconstruire une existence enfuie. Proust – dont les six premières lignes de ce chapitre sont un pastiche tout à fait volontaire – Proust construisait sa nuit avec des raffinements tantôt exquis (le quatuor Poulet réveillé à deux heures du matin pour un souper avec Morand) tantôt sordides (l’affaire des rats).

La crainte d’être seul, le malheur qui pesait encore sur ces années d’après-guerre, jetaient dehors les hommes de mon âge. Il fallait vivre après avoir su que la mort était passée près, arrachant son tribut au hasard. Les survivants l’oubliaient comme il se doit toujours. Le film qui symbolisait le mieux cet état d’esprit était la Fureur de vivre de Nicholas Ray, avec l’inoubliable James Dean. Mais à Paris, on ne jouait pas les James Dean. L’espace manquait, encore qu’il y eut des voitures pour tuer : Huguenin, Camus, Nimier. D’autres, qui prenaient leur temps, se noyaient dans l’alcool. De « la fureur de vivre » de ces années-là, bien peu auraient formulé les raisons.



Télécharger



Déni de responsabilité:
Ce site ne stocke aucun fichier sur son serveur. Nous ne faisons qu'indexer et lier au contenu fourni par d'autres sites. Veuillez contacter les fournisseurs de contenu pour supprimer le contenu des droits d'auteur, le cas échéant, et nous envoyer un courrier électronique. Nous supprimerons immédiatement les liens ou contenus pertinents.