Anne, ou quand prime le spirituel by Beauvoir Simone de

Anne, ou quand prime le spirituel by Beauvoir Simone de

Auteur:Beauvoir, Simone de [Beauvoir, Simone de]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature Française
Éditeur: QcCanZ - ZN
Publié: 2014-02-25T23:00:00+00:00


Lisa est arrivée chez son dentiste. Des tapis épais étouffent le bruit des pas et les portes s'ouvrent et se ferment en silence ; toute la maison semble engourdie par l'odeur d'iode et de chloroforme qui flotte à travers les couloirs. Quelle oasis de luxe et de repos ! Il n'y a dans le salon d'attente qu'une jeune femme emmitouflée de fourrures.

Lisa se laisse aller dans une profonde bergère ; elle ne tend même pas la main vers les livres qui jonchent la table ; elle est bien. C'est le seul instant de la semaine où elle puisse se permettre de rester immobile dans un fauteuil sans chercher à s'arracher des idées, sans repriser de bas. Des rideaux de damas rose aux franges d'or s'entrouvrent sur deux larges baies voilées d'un réseau de gros tulle ; un radiateur répand dans la pièce une chaleur égale et un peu entêtante.

Être assise dans une chambre tiède et caresser sans mots cette tête d'archange qu'il poserait enfin sur ses genoux ; pas de baisers ; mais posséder sa force, pour toujours ; ne plus attendre tout de soi. Aucun regard ne ternirait jamais la pureté de cette retraite où il rayonnerait, clair et dur comme un beau cristal. Lisa suffoque de tendresse ; comme elle l'aime, quand il est enfin abandonné contre son cœur, quand il est absent ; car en sa présence ce n'est plus lui que ses yeux voient mais un vertueux jeune homme haïssable qui l'empêche d'approcher et de toucher son bien-aimé. Sombre fleur de ma passion.

« Mademoiselle Nardec. » Lisa se lève et suit la jeune femme en blouse dont une coiffe plate cache les cheveux ; le cabinet du docteur Desvignes est d'une blancheur éblouissante, presque criarde. « Comment allez-vous, mademoiselle ? » dit une grosse voix bienveillante. « Merci, docteur, je n'ai pas souffert de la semaine », dit Lisa ; elle lui tend la main.

« Vous voilà fleurie comme le printemps », dit le docteur Desvignes en montrant les violettes qui commencent à se faner. « On vous a gâtée », ajoute-t-il d'un air plein de sous-entendus. Il a trente-cinq à quarante ans, un visage blanc comme un abcès et sans forme ; Lisa sourit, d'un petit sourire amer et flatté, et s'assied dans le fauteuil mécanique ; sur l'appui de cuir où elle posera sa tête, l'infirmière étale une fraîche feuille de papier de soie ; le docteur Desvignes lave ses mains. Lisa suit, comme fascinée, les mouvements de ces mains couvertes de mousse qui se pétrissent l'une contre l'autre, s'étreignent, se quittent, se reprennent.

Le dentiste s'assied à côté de Lisa sur un haut tabouret au siège mobile ; du pied, il fait monter légèrement le fauteuil. « Ouvrez la bouche, dit-il, ouvrez bien. » La tête renversée en arrière, Lisa fixe un instant le verre dépoli de la fenêtre ; la lumière de la lampe électrique, que reflètent les mille facettes du projecteur, l'éblouit si vivement qu'elle ferme les yeux ; elle n'a pas peur ; le docteur Desvignes ne fait jamais mal.



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