Ancien malade des hôpitaux de Paris. Monologue gesticulatoire by Daniel Pennac

Ancien malade des hôpitaux de Paris. Monologue gesticulatoire by Daniel Pennac

Auteur:Daniel Pennac
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2015-05-14T16:00:00+00:00


6

Si j’étais devenu chef de service, mon premier embauché aurait été Juraj (prononcez Iouraï), notre neurologue. Rarement vu un type plus maître de lui et plus sûr de sa science – qu’il ne ramenait pourtant pas. Un taciturne. Il avait appris le français dans les manuels de médecine et ne le parlait que pour émettre un diagnostic ou proposer une thérapeutique.

– Opisthotonos, déclara-t-il, après nous avoir écoutés.

Il y eut un silence.

Puis des regards.

– Oh ?

– Merde.

– Sans blague…

– Juraj…

– Allez…

Il ne s’agissait pas d’une opinion mais d’un diagnostic. Juraj n’en démordait pas. Tout ce que nous lui avions raconté le confirmait. Opisthotonos, la phase terminale du tétanos. Notre malade avait-il manifesté des contractions musculaires ? Et comment ! Les muscles du tronc d’abord et ceux du cou ensuite ? Tout juste. Intelligence intacte mais élocution empêchée ? « Je ne me sens pas très bien », c’est tout ce qu’il pouvait dire. Accès de fièvre ? Chauffé à blanc. Sueurs froides ? Chez Angelin, oui, après la fièvre, justement. Constipation ? C’est même par là que ça avait commencé. Vomissements ? Vomissements. C’est rare, mais ça arrive, ils vomissent parfois. Rétention d’urine ? Je veux ! Pourtant, il avait beaucoup bu, non ? Si. Étouffements ? Bien sûr et début de cyanose, aussi. Subdelirium ? Non.

– Ça va venir. La première contraction date de quand ?

– Là, maintenant, avant que tu arrives.

– Non !

Ce « non » est sorti de moi. Il m’a échappé. Ou plutôt, je ne l’ai pas retenu. Non, la première contraction datait de plus haut. Sa première crise, le malade l’avait faite sous mes yeux, dans le couloir des urgences. La gifle de son corps sur le carrelage, la voilà sa première crise.

– Il est tombé raide ?

– Complètement noué.

– En chien de fusil ?

– On n’a pas pu le déplier.

– C’est ça, les points de suture ?

– Oui.

– Il a dit quelque chose, avant ?

– Qu’il ne se sentait pas très bien.

– Tu l’avais ausculté ?

– J’avais commencé, mais…

– Il était là depuis longtemps ?

– C’est-à-dire… J’avais beaucoup de monde.

– Tu as cru à une occlusion ?

– Ça y ressemblait tellement…

Je vous passe les silences, tout ce que Juraj ne disait pas mais qui résonnait dans la tête des autres : le temps perdu, l’erreur de diagnostic, rien de tout ça ne serait arrivé si j’avais amené le malade directement chez lui.

Juraj est venu à mon secours :

– La diversité des symptômes, c’est ce qu’il y a de plus chiant avec cette saloperie.

Merci, camarade.

– On va quand même lui faire une ponction lombaire, des fois que je me tromperais. Je crois me souvenir que tu es bon en ponction, Galvan.

Non seulement j’étais bon mais j’aimais ça. Généralement, les patients s’en font une montagne. C’est la piqûre fantasmatique par excellence. Une aiguille dans la colonne vertébrale… peu d’imaginations y résistent. Pourtant, il suffit d’un bon repère : entre la quatrième et la cinquième lombaire, hop ! La résistance légère du ligament… et l’aiguille s’enfonce dans le canal rachidien comme dans un rêve.



Télécharger



Déni de responsabilité:
Ce site ne stocke aucun fichier sur son serveur. Nous ne faisons qu'indexer et lier au contenu fourni par d'autres sites. Veuillez contacter les fournisseurs de contenu pour supprimer le contenu des droits d'auteur, le cas échéant, et nous envoyer un courrier électronique. Nous supprimerons immédiatement les liens ou contenus pertinents.