À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie by Hervé Guibert

À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie by Hervé Guibert

Auteur:Hervé Guibert [Guibert, Hervé]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782070718900
Éditeur: Gallimard
Publié: 1990-03-01T23:00:00+00:00


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Le 31 décembre 87 à minuit, Berthe, Jules et moi, au bar de L’Alibi, nous nous embrassâmes en nous regardant dans les yeux. Il est étrange de fêter la bonne année à quelqu’un dont on sait qu’il risque de ne pas la passer entièrement, il n’y a guère de situation plus limite que celle-ci, pour l’assumer il faut une bravoure réduite au naturel, la franchise ambiguë de ce qui n’est pas dit, une complicité dans l’arrière-pensée, colmatée sous un sourire, conjurée dans un rire, en cet instant le vœu vibre d’une solennité cruciale, mais allégée. J’avais passé le précédent réveillon dans le village sur l’île d’Elbe, en compagnie du curé qu’on savait condamné par un cancer des lymphes, un lymphome que le docteur Nacier m’a décrété sans ambages avoir été un sida mal soigné, traité aux rayons X, soit pour sauver l’honneur d’un curé en faisant passer son sida pour un cancer au risque de dommages physiques, soit par incurie du système hospitalier en Italie. Le curé était rentré d’un long et très pénible traitement à Florence pour redire la messe une dernière fois dans son village. Je ne l’avais pas revu depuis des mois, j’étais accompagné de ce jeune garçon prénommé le Poète, qui nous assommait, Gustave et moi, par ses alternances hystériques de silence et de fou rire. Le soir du réveillon Gustave avait tenu à assister à cette ultime messe du curé, il comptait ensuite le ramener à la maison en voiture, prédisant qu’il n’aurait plus la force de gravir les nombreuses marches et ruelles grimpantes qui mènent au « buccino », littéralement le trou du cul du village, sa partie la plus pauvre aussi, où nous résidons. Le Poète était affalé sur le canapé du salon, reproduisant fortuitement ou inconsciemment la pose un peu lascive du modèle d’un tableau du XIXe siècle qui se trouve au Musée des Beaux-Arts de Bruxelles et dont le docteur Nacier nous avait apporté une reproduction en noir et blanc dans une ancienne presse à photo, posée ce soir-là sur un guéridon à côté du canapé, bord à bord avec une édition française de L’enfer de Dante. Cette coïncidence me donna l’idée de mettre en scène un simulacre, d’un goût pas très fameux selon Gustave étant donné l’état du curé : quand il arriverait dans la maison, il surprendrait le Poète dans son plus simple appareil, mimant point pour point la pose du modèle. Ni les uns ni les autres nous ne devrions faire la moindre allusion à cet état de nudité, le Poète devrait participer à notre soirée le plus naturellement possible, et cette idée déconnante l’enchantait. J’avais secrètement l’intention, par ce biais, de faire une offrande sublime au curé, qui ne nous avait pas longtemps caché ses attirances pour les jeunes garçons. Physiquement le Poète représentait un curieux mélange, une greffe presque diabolique de plusieurs types de fantasmes : il avait le visage d’un garçonnet, le torse d’un adolescent, et le sexe massif d’un paysan. Gustave prit la voiture



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