Prouver et gouverner by Desrosières Alain

Auteur:Desrosières Alain
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: La Découverte
Publié: 2014-09-15T00:00:00+00:00

Statistiques et réalité : une comparaison avec la monnaie

Les statistiques ont été présentées ici sous une forme apparemment paradoxale. Tout à la fois, elles reflètent la réalité et elles instituent celle-ci. Leur efficacité sociale n’est acquise que si elles suscitent la confiance. Cette double dimension suggère de comparer les statistiques et la monnaie. En effet, historiquement, la monnaie était constituée par de l’or, qui, tout à la fois, avait une « valeur réelle » et était universellement accepté comme moyen de paiement. Ensuite apparut la monnaie papier. Celle-ci n’était acceptée que si chacun avait une totale confiance dans sa convertibilité en or. Puis cette convertibilité disparut. La valeur d’une monnaie ne reposa plus que sur la confiance qu’elle inspirait. Aujourd’hui, une monnaie circule d’autant mieux que les gens croient en elle.

La comparaison entre statistiques et monnaie pourrait être filée en remplaçant l’or par la « réalité ». Cela conduirait à une conclusion choquante, en suggérant une interprétation purement relativiste de l’efficacité sociale des statistiques, indépendamment de toute référence à la « réalité ». Pourtant, on l’a vu, si cette référence est bien sûr nécessaire, elle n’est pas suffisante. Toute l’histoire, longue et difficile, de la construction sociale de la légitimité et de la crédibilité de la statistique publique est là pour le rappeler. De ce point de vue, la comparaison entre statistiques et monnaie n’est pas aussi absurde qu’elle peut le sembler à première vue. Elle permet notamment d’éclairer de façon nouvelle les questions d’harmonisation soulevées précédemment. On peut en effet rapprocher les trois situations que constituent respectivement les statistiques nationales (non harmonisées, harmonisées au niveau des produits, harmonisées au niveau des méthodes) et celles des monnaies nationales (non convertibles, convertibles, réunies en une monnaie unique).

Des statistiques non harmonisées ne sont utiles que dans un seul pays. Elles ne peuvent pas circuler, car, ailleurs, nul ne connaît le sens et le crédit que l’on peut leur accorder. Une monnaie non convertible a les mêmes propriétés. Si, en revanche, les produits statistiques sont harmonisés, ils peuvent circuler et être acceptés ailleurs, mais chaque pays garde la maîtrise de ses méthodes de mesure spécifiques, de même que, avec les monnaies convertibles, chaque Banque centrale gère sa monnaie. Enfin, dans l’hypothèse, peu réaliste, où les méthodes seraient complètement harmonisées, ce seraient en principe des statistiques identiques qui circuleraient, de même que l’euro sera la monnaie unique de l’Europe. On pourrait approfondir cette comparaison, en examinant les conditions institutionnelles et sociales pour que ces diverses formes de crédibilité soient acquises. La monnaie et la statistique sont, toutes deux, des éléments d’un espace de référence commun à construire, espace de l’échange marchand pour l’une, espace de la mise en équivalence cognitive pour l’autre.

Les questions soulevées par l’harmonisation statistique européenne et par l’explicitation de la notion de qualité incitent le statisticien à réexaminer la chaîne de la production et de la circulation de ses produits. Pour cela, il ne lui suffit pas d’être un ingénieur, un administrateur ou un spécialiste des sciences sociales quantitatives, comme il l’est le plus souvent.

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