Les Émotions by Jean-Philippe Toussaint

Les Émotions by Jean-Philippe Toussaint

Auteur:Jean-Philippe Toussaint [Jean-Philippe Toussaint]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Minuit
Publié: 2020-09-15T00:00:00+00:00


Pendant plus d’une minute ensuite, je n’entendis plus aucun bruit dans l’immeuble. Passé ce bref moment de panique irrationnelle, je retrouvai mes esprits et j’allai ranger posément le carnet de mariage dans le tiroir où je l’avais trouvé. Je traversai la pièce sans bruit en sens inverse. Dans l’obscurité, je voyais les quatre voyants verts de la Livebox, trois qui étaient fixes et un qui palpitait dans le noir. Le salon baignait dans une lumière lunaire. Cela faisait longtemps que je n’avais plus mis les pieds dans ce salon où j’avais vécu tant d’années. Je remarquai qu’il y avait toujours des traces d’humidité sur les murs, quelques cloques de peinture écaillées au plafond. C’était les vestiges de la fuite d’eau qui nous avait empoisonné la vie au printemps dernier, pendant les derniers mois où je vivais encore ici avec Diane. La fuite, non pas spectaculaire mais insidieuse, provenait de l’appartement du dessus, il n’y avait aucun doute là-dessus, mais l’appartement du quatrième était inoccupé, et les différents spécialistes qui s’étaient relayés à la maison avaient été incapables de déterminer l’origine de la fuite. Je ne sais plus si c’est Diane ou moi qui, le premier, un matin, avait remarqué que des gouttes s’écoulaient du plafond et qui avait posé une casserole sur le parquet pour parer au plus pressé. Cela n’avait été, au début, qu’une humidité persistante, quelques gouttelettes stagnantes, en perles, qui demeuraient en suspension au plafond, puis le chapelet s’était mis à goutter sur le sol, inexorablement, à deux ou trois endroits différents. Nous avions dû alors répartir des seaux et des bassines le long du mur. Mais, très vite, la fuite avait pris de l’ampleur. Le plafond avait été attaqué de toutes parts et commençait à menacer de céder au-dessus de la bibliothèque. Lorsque je m’étais aperçu que mes livres étaient en danger, j’avais pris les choses en mains. J’étais allé inspecter le débarras où nous rangions les outils, et j’avais déniché un grand cylindre de papier bulle. Armé de rouleaux de ruban adhésif et de ciseaux, j’avais commencé à faire des découpages dans le salon. Je taillais de longues bandes de papier bulle, que je fixais aux angles des étagères en les joignant entre eux par des sutures de ruban adhésif. Je m’étais pris au jeu, et je m’efforçais de confectionner un patchwork étanche pour protéger mes livres. J’avais passé près de deux heures à confectionner ainsi cette ample housse transparente, qui faisait penser à certains manteaux de Martin Margiela, faits de bric et de broc, de matériaux de récupération bigarrés et de zébrures de ruban adhésif, comme scotchés ici et là en travers du vêtement. Lorsque Diane, en rentrant à la maison, sans même ôter sa gabardine, aperçut mon œuvre, elle ne dit rien, elle me considéra sans un mot avec consternation. Cela faisait déjà plus d’une semaine que nous ne nous parlions plus. Nous allions et venions dans l’appartement sans nous adresser la parole, nous nous croisions en silence dans le salon parmi les seaux, les bassines, les casseroles et les serpillières.



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