UNE VEUVE DE PAPIER by JOHN IRVING

Auteur:JOHN IRVING [IRVING, JOHN]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: LE GRAND LIVRE DU MOIS
Publié: 1998-09-14T16:00:00+00:00

Ruth était dans la cuisine. Les genoux flageolants, elle lava le riz et le mit à égoutter dans une passoire. Elle était certaine que tout cela lui avait coupé l’appétit. À son soulagement, son père et Hannah ne tentèrent plus de lui parler.

Elle avait entendu claquer les hauts talons d’Hannah dans l’entrée ; elle imaginait comme ils devaient être parfaits, ces escarpins saumon, sur une blonde élancée. Puis elle entendit la Volvo bleu marine – ses pneus larges qui écrasaient les cailloux de l’allée. (L’été 1958, à Sagaponack, une simple allée de terre battue menait à la maison des Cole, mais Eduardo Gomez avait converti Ted aux gravillons – idée qu’il tenait lui-même de la fameuse allée de tous les dangers, chez Mrs Vaughn.)

Ruth resta dans la cuisine et écouta la Volvo se diriger vers l’ouest, dans Parsonage Lane. Peut-être son père ramènerait-il Hannah à New-York. Peut-être s’installeraient-ils tous deux chez Hannah. Ils devraient être trop gênés pour passer une deuxième nuit ensemble, se disait Ruth. Mais si son père pouvait être penaud, il n’était jamais gêné. Quant à Hannah, elle n’avait même pas de remords ! Ils iraient sans doute à Sag Harbor, où ils s’installeraient à l’American Hôtel. Puis, plus tard, ils téléphoneraient, tous les deux, mais en décalage. Elle se souvint que le répondeur de son père n’était pas branché, et décida qu’elle ne répondrait pas au téléphone.

Mais lorsqu’il sonna, une heure après seulement, pensant que ce pouvait être Allan, elle décrocha.

— J’envisage toujours de faire une partie de squash avec vous, dit Scott Saunders.

— Je ne suis pas d’humeur, mentit Ruth.

Il avait une peau dorée, cet homme, se souvint-elle. Et ses taches de rousseur avaient la couleur de la plage.

— Si je peux vous voler à votre père, qu’est-ce que vous diriez de dîner avec moi demain ?

Ruth avait été incapable de mettre sur le feu le repas si bien mis en route par Hannah ; elle savait qu’elle ne pourrait rien avaler.

— Désolée, je ne suis pas d’humeur, répéta-t-elle à l’avocat.

— Vous changerez peut-être d’avis demain, lui dit-il.

Elle imaginait son sourire – son sourire autosatisfait.

— Peut-être, avoua-t-elle.

Sans savoir comment, elle trouva la force de raccrocher.

Elle ne répondit plus, et laissa sonner la moitié de la nuit. À chaque nouvelle sonnerie, elle espérait que ce n’était pas Allan, et elle regrettait d’être incapable d’enclencher le répondeur de son père. La plupart des appels, à coup sûr, émanaient de son père et d’Hannah.

Elle qui n’avait pas eu la force de manger trouva celle de descendre les deux bouteilles de vin blanc. Elle avait recouvert les légumes coupés d’un film plastique, et elle avait fait de même avec le riz, qu’elle avait mis au réfrigérateur. Les crevettes qui, elles, s’y trouvaient toujours, tiendraient bien une nuit dans leur marinade, mais, pour plus de sûreté, elle les arrosa d’une second jus de citron. Peut-être aurait-elle envie de manger une bricole le lendemain. (Peut-être en compagnie de Scott Saunders.)

Elle était sûre que son père reviendrait. Elle n’aurait pas été surprise de trouver sa voiture dans l’allée en se levant.

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