Une nihiliste by Kovalevskaia Sofia

Une nihiliste by Kovalevskaia Sofia

Auteur:Kovalevskaia, Sofia [Kovalevskaia, Sofia]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Roman
Éditeur: M. Elpidine
Publié: 1895-01-14T23:00:00+00:00


VII

La terrible nouvelle fut un coup de foudre. Un colonel et deux gendarmes étaient descendus chez Wassiltzew. Le colonel avait exhibé un ordre sur papier timbré, émanant de l’autorité supérieure et invitant le gentilhomme Stiépane Mikhaïlovitch Wassiltzew, personnage fort dangereux pour le pays, à changer sa résidence actuelle contre celle de Viatka, séjour charmant quoique fort éloigné.

On lui donnait trois jours pour mettre ordre à ses affaires, après quoi il serait accompagné au lieu de sa destination.

Il est facile de se représenter l’impression produite sur toute la famille Barantzew par cet événement. Ce fut le comte qui s’en effraya le plus. Comme beaucoup de ses compatriotes, il était fort libéral en théorie, frondeur même, et critiquait volontiers le gouvernement — portes closes ; mais le collet bleu d’un fonctionnaire apparaissait-il à l’horizon — il se calmait subitement et devenait le plus paisible et le plus fidèle des serviteurs impériaux.

Dans le cas présent son manque de courage habituel se doublait de remords bien justifiés. Comment avait-il pu permettre que l’intimité s’établît entre sa fille et cet homme dangereux ? Il était donc aveugle ? Ce Wassiltzew qu’hier encore il considérait comme un excellent parti pour Vera, lui devint tout à coup odieux : un vagabond sans foi ni loi qu’on devait être honteux de connaître. Il ne pouvait plus être question de mariage entre lui et Véra : la jeune fille était compromise, presque déshonorée.

Comme dans tous les cas difficiles de sa vie, le comte s’empressa d’étouffer le sentiment de sa propre responsabilité en accablant les autres de reproches.

— Toi, ma chère, tu n’es bonne qu’à soigner tes névralgies et tu ne sais pas garder ta fille, dit-il à sa femme.

La comtesse sentait bien l’humiliation qui résulterait pour eux de toute cette histoire, et savourait d’avance la douceur enfiellée des questions naïves que ne manqueraient pas de lui faire les dames de la ville à leur première rencontre.

Tous, y compris les domestiques, se trouvaient en proie à ce sentiment de panique inconsciente que produit en Russie la vue d’un uniforme bleu{5}. Chacun s’attendait à une catastrophe inévitable. « Voilà la police qui arrive chez nous », annonça un jour avec un cri d’effroi la petite servante Fiénia, en entendant le son des clochettes d’attelage sur la grand’route.

Tous les habitants de la maison furent pris d’une épouvante folle. La comtesse courut à sa chambre et se mit au lit, pensant y trouver l’asile le plus sûr. Le comte ne fit qu’un saut à la chambre de Véra et s’emparant au hasard des papiers et des livres qui lui tombaient sous la main, les jeta dans le poêle flambant. Les domestiques avaient tous disparu.

Ce ne fut qu’une fausse alerte, — un employé de la douane qui passait, — mais il fallut du temps pour se remettre de cette émotion.

Quant à Véra, le coup qui la frappa était si inattendu, si horrible qu’elle restait dans un état d’abattement complet sans pouvoir mesurer ce malheur dans toute son étendue.

Cette pensée qu’on allait emmener Wassiltzew, les séparer pour toujours, était si atroce qu’elle ne pouvait la caser dans son cerveau.



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