Une fille de... by Jo Witek

Auteur:Jo Witek
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 38521464ea79951a0722e3e3cab89da304581c3b
Éditeur: Éditions Actes Sud
Publié: 2017-04-15T00:00:00+00:00

Après cet épisode, je laisse tomber les jupes, les petits hauts et je me couvre pour sortir. Pas de burka, mais un uniforme unisexe et passepartout : jean, baskets, pulls, tee-shirt. Je proscris le décolleté, le maquillage et tous les signes ostentatoires de féminité. À ce voile de protection, j’ajoute un mode de vie quasi martial. Collège, études, bibliothèque, entretien de la maison et course à pied sur la ligne verte deux fois, puis quatre fois par semaine. Aucun camarade de classe ne vient chez moi. Je m’acharne à ne pas me lier d’amitié. Je ne fais confiance à personne. J’accepte de temps en temps une sortie pour ne pas me faire black lister ni considérer comme une autiste, mais personne, non personne ne doit découvrir que ma mère est une prostituée.

Je m’en sors bien.

Enfin presque. Parfois, je frôle le précipice. Comme cette fois où j’accepte une virée au cinéma avec une fille de ma classe et ses copains que je trouve sympas. Nous débouchons sur une avenue où des prostituées arpentent le trottoir. Je me sens mal à l’aise. J’accélère. Les garçons commencent à plaisanter, ça fait marrer les filles qui en rajoutent une couche. Ils disent je me demande comment on peut en arriver là. Je me demande quel genre de mec peut baiser ces vieilles peaux. Elles sont trop moches. Tu crois qu’elles prennent cher ? Va demander, Théo ! Allez, demande-leur les tarifs ! Plus on avance, plus je sens la colère attaquer mes neurones, j’ai un mal fou à me contrôler. J’essaie de détourner leur attention allez, vous venez ? Allez, on va louper la séance. Ils me rejoignent, mais les blagues fusent. On dirait que ça les amuse, que ça les défoule de plaisanter sur ces femmes. J’essaie de garder mon calme. Et puis l’un d’entre eux franchit la limite de ma tolérance. Il lance quitte à baiser une pute, je préférerais me faire une Russe, il paraît qu’elles sont bonnes. Je déraille. Je défaille. Je ne sais plus. J’attaque. Je fonce sur lui. Je le pousse. Il tombe. Je me retiens de le frapper. De le mitrailler à coups de pied. Je crie. Stop ! Stop ! Fermez vos gueules ! C’est vous les dégueulasses ! C’est vous qui êtes infâmes ! Pas elles ! Je vrille complètement et soudain, face à leurs visages pétrifiés, je comprends que je n’appartiens plus à leur monde. Qu’en une seconde, la fille sympa du lycée s’est transformée en mutante. Alors, comme d’habitude, je me mets à courir. La seule façon pour moi de marcher droit. Quand je rentre à la maison, ma mère boit des coups avec ses meilleures copines avant d’aller bosser. Je les connais par cœur, c’est comme des tantes pour moi. Stefania, Maria, Anita, ma seule famille. Pourtant ce soir-là, elles aussi me gonflent. Je leur en veux. J’ai pas envie d’appartenir à leur monde, pas plus qu’à celui de ceux qui se moquent d’elles. J’ai pas envie d’assister à leurs conversations futiles sur les clients, le boulot, le fric, les culottes, les cancans de caniveau.

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