Théâtre III (La bête dans la jungle - Les papiers d'Aspern - La danse de mort) by Marguerite Duras

Auteur:Marguerite Duras [Duras, Marguerite]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 2070701751
Éditeur: Gallimard

SCÈNE III

Harry Jarvis et Mlle Tina rentrent. Les gestes sont lents, faciles.

mlle tina : Mon Dieu ! Que de monde partout ! Ces gens qui parlent, parlent, ces miroirs dans les cafés, tous ces visages… C’est cela qu’on appelle une soirée, n’est-ce pas ?

harry jarvis, plus serein que souriant : C’est cela. C’est une petite fête. Une petite orgie de sentiments, de mots, de regards, entre des colonnes… dans la nuit, et il ne se passe rien.

mlle tina, songeuse : Il ne se passe rien, en effet. On parle… Tout vous force à parler, et puis ça ne cesse plus. Ma tante prétend que les hommes du monde d’aujourd’hui ne valent pas les cavaliers d’hier.

harry jarvis : Et qu’en dites-vous ?

mlle tina : Je dis qu’un homme du monde est un homme du monde. Mais je vous en prie, dites-moi ce qui vous a attiré vers M. Aspern ?

harry jarvis, fortement : C’est… tout ! Il a inventé le langage d’un pays sans marbres, sans cités, le langage de l’Amérique nue. Et il se trouve que c’est le langage de l’univers. Désormais, Venise, pour moi, serait moins riche, je sais que je l’aimerais moins si Aspern n’avait pas parlé des hommes de l’Amérique, de la prairie. Il n’y a pas une parole poétique dans le monde, et aussi pas un secret humain qui ne fassent briller Venise. Elle ne vit que de ça ! Et nous ne pouvons pas nous passer d’elle. Nos villes non plus d’ailleurs. Que serait Londres si Venise n’existait pas ?

mlle tina, lentement, souriant : Vous parlez de ces choses si aisément, c’est comme le flot qui continue… Cette soirée était si belle… si belle pour moi… C’est tellement… différent naturellement… J’ai l’impression que ça me change moi-même… Mais le reste n’a pas changé, ici rien n’a bougé, vous voyez, ces portes, le même silence…

harry jarvis, éveillé : Votre tante doit dormir ?

mlle tina, lentement : Dormir ou ne pas dormir, on ne distingue pas toujours.

harry jarvis : Ne croyez-vous pas qu’elle a deviné pourquoi je suis ici ?

mlle tina : Je ne sais pas. Mais elle vit dans la méfiance.

HARRY JARVIS : Pourquoi ?

mlle tina : Sans doute à cause de cette chose : ça s’est produit il y a longtemps, avant ma naissance.

Il y a eu un drame, sûrement.

harry jarvis : Et vous n’imaginez pas ce que…

mlle tina, vivement : Elle ne m’en a jamais rien dit.

harry jarvis : Est-ce un… événement auquel les lettres et les documents d’Aspern puissent faire allusion ?

mlle tina, comme si c’était une bonne suggestion : Peut-être bien. Je ne les ai jamais regardés.

harry jarvis : Alors comment savez-vous ce que sont ces papiers ?

mlle tina : Je les ai vus lorsqu’elle les sortait de la malle qu’elle cache sous son lit.

harry jarvis : Elle les sort souvent ?

mlle tina : Plus maintenant. Mais elle y tient toujours. Elle vit dessus.

harry jarvis : Bien qu’ils soient compromettants ?

mlle tina : Compromettants ?…

harry jarvis : Je veux dire : s’ils

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