Sur la route du papier by Orsenna

Auteur:Orsenna
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Stock

Économie de plus en plus internationale, Seconde Guerre mondiale, effondrement de l’Union soviétique, rôle des mafias, danger du libre-échange imposé trop rapidement… l’histoire de Svetogorsk illustre celle des cent trente dernières années.

Le baron Carl August Standertskjöld est norvégien, riche et dynamique. Visitant la Carélie, il découvre un site qu’il juge parfait pour y installer une fabrique de papier. Une jolie rivière, la Vuoksi : elle fournira l’énergie. Ses forêts tout autour : inutile d’aller chercher bien loin la matière première. Une position idéale entre deux bassins de clientèle : Helsinki au Nord-Ouest, Saint-Pétersbourg au Sud. Et Svetogorsk, un village d’où viendront les premiers ouvriers, en attendant que d’autres accourent les rejoindre.

Le baron investit : l’usine se modernise sans cesse, devient un centre majeur de production.

1940.

Staline envahit la Finlande et annexe la Carélie. Svetogorsk et son usine tombent dans sa besace.

Le gouvernement russe, tout au long des années 1960, 1970 et 1980, continue d’agrandir. Le site que je visite ce matin, par un froid toujours aussi glacial (moins vingt-sept), est long de quatre kilomètres et large de deux. Le combinat type : une bonne dizaine d’usines rassemblées, un hôpital et une école entre les cheminées. Près de huit mille personnes y travaillaient. Une véritable ville.

1989.

Le communisme s’effondre et avec lui l’économie soviétique. Les entreprises d’État ne sont plus de mise. La papeterie de Svetogorsk, qu’on n’a pas habituée à la concurrence, vit des heures difficiles. Les nouvelles autorités décident de la privatiser. Après divers épisodes, c’est finalement International Paper qui, en 1998, rachète : une société américaine reprend une société russe, créée par un Norvégien, et volée autrefois à la Finlande. En bonne justice, les nouveaux propriétaires confient la gestion à… des Finlandais.

Années 2000.

En arrivant, International Paper découvre une autre planète, le « Moyen ge de l’économie », comme me le dira l’un des directeurs. Comment, première nécessité pour eux, réduire les coûts ? En divisant de moitié le nombre des employés. Et comment parvenir le plus vite possible à ce résultat attendu impatiemment par les actionnaires ? L’Alcootest.

Un lundi matin, en arrivant, tous les ouvriers ont la mauvaise surprise de se voir prier de souffler dans un petit tuyau. La plupart des contrôles étant positifs, ils sont avertis. S’ils récidivent, c’est la porte. Une semaine plus tard, les accidents du travail ont nettement diminué mais moins que la masse salariale : le nombre des licenciements pour faute a dépassé deux mille.

À l’occasion de cette grande et double campagne de santé physique et sanitaire, fut mis à jour l’un des petits arrangements du combinat. Quand un ouvrier-camarade voyait qu’un autre ouvrier-camarade avait par trop abusé de l’alcool de pommes de terre, il lui conseillait d’aller, sitôt après avoir pointé, dormir dans un coin. À charge de revanche.

Ainsi prit fin cette belle solidarité.

Pour prouver à M. le directeur que je connais la vie, je le prends à part et, me haussant sur la pointe des pieds (je vous rappelle que sa taille dépasse, de beaucoup, la normale), je lui glisse à l’oreille

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