Sociologie du numérique - 2e éd. (French Edition) by Dominique Boullier

Auteur:Dominique Boullier
La langue: fra
Format: mobi, epub
ISBN: 9782200624750
Éditeur: Armand Colin
Publié: 2019-08-13T23:00:00+00:00

La lutte des investisseurs et des investis

Les formes de captation de l’attention que nous avons déjà présentées se trouvent désormais au cœur d’une économie financiarisée et numérisée. Elle ne se limite pas à une mesure d’audience de contenus culturels, on l’aura compris. Elle ne se contente pas d’affecter nos relations interpersonnelles par la pression constante des notifications. Elle repose sur la captation et la manipulation de signaux qui feront réagir les investisseurs. Dès lors, toute technique d’information (et le numérique n’est que cela augmenté par le calcul) prend une place décisive pour orienter la coordination des acteurs et rendre calculables et prédictibles les attentes des autres investisseurs. Comme nous l’avons vu avec Orléan, cette spéculation sur l’orientation de l’opinion commune des investisseurs constitue le levier de toutes les décisions, de plus en plus automatisées pour cette raison puisqu’il s’agit de probabiliser des séries de signaux fournis par les offres d’achat et de vente sur des titres donnés ou par des informations mises en forme par les firmes, les experts, les agences de notation, etc. Toute l’économie financière n’est qu’échange de signaux, délibérément ou involontairement émis, mais dans tous les cas interprétés par des investisseurs. Pour Michel Feher, ce principe de quête d’investisseurs se loge en priorité dans la finance mais s’est finalement étendu à tous les acteurs : les gouvernements, les villes, les entreprises, les artistes, les artisans, les commerces, les médias, et les publics, les consommateurs, les utilisateurs, eux-mêmes. En effet, toute la dynamique économique tourne autour du crédit, financier ou médiatique, c’est-à-dire autour de la réputation, cette croyance qui permet d’obtenir des ressources et qui suppose pour cela de capter l’attention en envoyant les bons signaux aux bons investisseurs.

Les modèles hiérarchiques de coordination entre agents économiques qui supposent une forme de loyauté à l’intérieur de la firme ou dans le cadre d’un contrat, pour installer des conventions durables, ne pèsent plus lourd face à la haute fréquence et à la volatilité de la réputation des investis en quête de l’attention des investisseurs. Les « décisions » à la microseconde prises par les algorithmes de trading haute fréquence reposent sur des signaux très fugaces qui produisent cependant une image du marché et des attentes des investisseurs. Les décisions des médias qui déprogramment le matin même en fonction des scores d’audience reçus dans la nuit par le médiamat en France sont tout autant dictées par la réputation qu’il faut gagner auprès des téléspectateurs mais surtout auprès des marques qui vont tenter de capter l’attention de ces mêmes téléspectateurs en investissant dans des placements publicitaires finement ciblés. Le salarié qui cherche à obtenir une augmentation ou un avancement sait qu’il doit fournir les bons signaux et « cocher les bonnes cases » non seulement lors des entretiens annuels d’évaluation mais au jour le jour, dans les situations les plus stressantes. Et s’il préfère avoir sa liberté et s’installer comme autoentrepreneur, il devra sans cesse accepter les notations de ses clients, de ses fournisseurs, de la plateforme sur laquelle il fait ses offres de service.

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