Portrait d'un fumeur de crack en jeune homme by Bill Clegg

Auteur:Bill Clegg [Clegg, Bill]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Babel
Publié: 2015-03-09T16:00:00+00:00

Réunion de famille

La première chose que je vois en sortant de l’ascenseur au Maritime Hotel, c’est Noah. À demi accroupi sur un genou, barbu et tremblant, il semble sur le départ pour une course, les mains en l’air, comme pour se protéger d’une attaque. Je distingue autre chose chez lui, comme si on venait de le prendre la main dans le sac, comme si c’était lui le coupable. Je ne l’ai pas revu depuis cette soirée au Carlyle trois jours auparavant.

Je passe devant lui en courant vers la porte de sortie. Il m’appelle mais je ne m’arrête pas.

J’entends une autre voix : Billy !

Billy ?

Personne ne m’appelle Billy, à part ma famille, mes potes de la fac et les gens avec qui j’ai grandi. J’ai l’impression que ce cri me parvient de l’enfance, de l’autre bout de la table où on mangeait.

Billy !

C’est ma petite sœur, Lisa. Je ne la vois pas mais reconnais sa voix. Elle a vingt-cinq ans, mais a déjà une voix éraillée par la fumée et la tristesse, qu’elle aurait dû mettre vingt ans de plus à se fabriquer. C’est le genre de voix que certains associent à du bon temps de pris.

Je balaie le hall du regard et les vois tous. Mon père. Kim. Lisa. Ma famille. Ma famille moins ma mère et mon petit frère, Sean. Je n’en crois pas mes yeux. Mon père aura dû descendre de ses collines du New Hampshire où il vit seul ; Kim aura laissé mari et enfants dans le Maine ; Lisa sera venue de Boston.

Je ralentis pour m’assurer que le petit homme en coupe-vent bleu vif et baskets New Balance grises qui se tient dans le hall à l’éclairage tamisé du Maritime Hotel est bien mon père. Depuis que j’ai emménagé à New York, douze ans plus tôt, il n’a pas mis les pieds sur l’île de Manhattan. Il n’a jamais vu où j’habitais, ni les bureaux où je travaillais. Et jusqu’à maintenant, il n’avait jamais rencontré Noah. Je me demande si je suis victime d’hallucinations.

Allons, Willie, bredouille l’homme avec son accent de Boston.

C’est lui. On dirait J.D. Salinger arraché à son isolement rural et lâché dans un environnement urbain qu’on ne saurait être plus hostile.

Je n’arrive pas à sortir à temps. Quand j’atteins la porte, Lisa m’attrape le bras. Je sens son parfum et l’odeur de tabac qu’elle dégage, je tire mon bras, et je sors en courant dans la Neuvième. Elle me suit de près, me crie de revenir. Un taxi s’arrête au bord du trottoir. Je monte en hurlant Démarrez ! et Dieu merci on s’en va. Les reflets du soleil sur le chrome et les vitres des voitures m’obligent à plisser les yeux, pour voir Lisa appeler un taxi qui s’arrête à peine pour la prendre.

Je demande au chauffeur de ne pas laisser le taxi nous rattraper, et j’ai honte de m’être fourré dans cette situation ridicule. Comme tant d’autres dans ma vie, ce moment me semble tout droit sorti d’un dessin animé ou de Bright Lights, Big City.

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