Portrait de classe by Wolff Tobias

Auteur:Wolff, Tobias
La langue: fra
Format: epub
Tags: Litt. étrangère
ISBN: 9782259199551
Publié: 2003-09-15T00:00:00+00:00

LA LANGUE FOURCHUE

Ce fut le printemps le plus doux de toutes les années que je passai là. Une vague de chaleur précoce força les feuilles et les fleurs à s’épanouir avec une luxuriance qui prit une tournure tropicale lorsque le perroquet du professeur de chimie s’échappa dans un orme qui donnait sur la cour. Là, il lissa ses plumes éclatantes et se moqua parfaitement de nous jusqu’au moment où, rendu humble par la faim, il regagna le sol et vendit sa liberté contre le sandwich au beurre de cacahuète d’un gardien. Le brusque départ de Roberta Ramsey jeta une ombre sur le campus pendant quelques jours ; elle disparut purement et simplement, et la tristesse de Mr Ramsey fut la seule explication dont nous disposâmes. Mais la sève montait et pour tous les autres le nuage passa.

Mr Ramsey nous avait parlé un jour d’une rébellion d’étudiants qui avait eu lieu à Winchester, son ancienne école, en 1793, et à laquelle un régiment de dragons avait dû mettre fin. Au milieu d’un hiver livide, chacun de nous penché au-dessus de sa propre braise à peine rougeoyante tandis qu’un autre blizzard mugissait aux fenêtres, cette histoire nous avait paru lointaine et improbable. Plus maintenant. Nous étions tous un peu ivres de printemps, à la manière des grosses abeilles vacillant de fleur en fleur et un étrange courant insurrectionnel circulait parmi nous.

C’était une chose qui allait au-delà de l’habituelle fanfaronnade de jeunes mâles sur le point de recevoir leurs diplômes. Même le menu fretin encore en duffle-coats commençait à se présenter en retard aux cours, pieds nus dans leurs mocassins, oubliant de dire Monsieur et marquant un temps d’arrêt, presque un défi, lorsqu’on les invitait à se corriger. Les professeurs choisissaient de ne voir là que des provocations pour la plupart sans gravité, voire grotesques, des récriminations de paysans impuissants à l’extérieur des murailles du château. L’effet du changement de saison se ressentait chez eux aussi : il les rendait indulgents. Et la dernière chose qu’ils voulaient, c’était renvoyer un garçon de ma classe, si près de la ligne d’arrivée. Il nous fallait pratiquement leur forcer la main, et c’est ce que nous fîmes, à trois reprises.

Ce n’est pas la mutinerie qui entraîna la première exclusion. On pourrait dire que ce fut la chose inverse – un excès de dévotion. Lorsque notre chorale se rendit à Boston pour chanter lors d’un banquet d’anciens élèves, un garçon du nom de Keyes chipa une bouteille de champagne et s’effondra, ivre mort, dans l’autocar qui nous ramenait à l’école. D’autres choristes, dont moi, réussirent en le poussant à le faire monter dans sa chambre sans qu’il se fasse remarquer. Mais une fois arrivé, ils ne parvinrent pas à le bâillonner. Il beuglait des chants de l’école, s’affalant sur nous en nous répétant que nous étions des types formidables et que nous devrions créer ensemble un genre de club.

Le surveillant d’étage fut long à venir. Lorsqu’il apparut enfin, il se contenta de frapper à la porte et de nous ordonner d’aller nous coucher.

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