Pharmacologie du Front national : Suivi du Vocabulaire d'Ars Industrialis by Bernard Stiegler & Victor Petit

Auteur:Bernard Stiegler & Victor Petit [Stiegler, Bernard & Petit, Victor]
La langue: fra
Format: epub
Tags: sciences humaines, politique
ISBN: 9782081284616
Éditeur: Flammarion
Publié: 2013-03-21T23:00:00+00:00

51. La bêtise comme régression et comme croyance

Penser Prométhée et Épiméthée plutôt qu’Œdipe, cela ne signifie ni qu’Œdipe serait caduc ni que la critique du familialisme dans l’Anti-Œdipe serait impertinente : cela signifie que la question essentielle n’est pas là, et qu’un désir matérialiste est ce qui doit acter de la place de l’artefact, de l’objet transitionnel et du pharmakon dans la production du désir, c’est-à-dire dans l’économie de sa différance telle qu’elle peut devenir une déséconomie, cette déséconomie étant une régression – une pharmacologie négative des supports du fantasme, c’est-à-dire aussi de l’idéalisation (du fétiche aux industries culturelles où l’identification cinémato-graphique construit un nouvel âge de l’économie libidinale, en passant par toutes les rétentions tertiaires qui conditionnent la construction des formes attentionnelles par les agencements spécifiques de rétentions et de protentions qu’elles rendent possibles) –, et la régression étant toujours une forme de la bêtise.

C’est ce que Reich ne voit pas. Et c’est pourquoi, tout en confondant désir et pulsions (ne voyant pas que les pulsions sont liées par des dispositifs rétentionnels en tout genre, dont le tout premier est l’objet transitionnel), il rate la question organologique qui est l’enjeu de la critique marxienne de l’idéologie.

Le fascisme, les « idées » du Front national et la Révolution conservatrice sont des avatars de l’idéologie telle qu’elle conduit inévitablement (enfermée comme elle l’est dans l’empêchement de penser en quoi elle consiste) au gouvernement par la bêtise. L’idéologie n’est pas simplement ce qui est imposé par un ou des pouvoirs à ceux qui le ou les subissent : elle frappe aussi et d’abord ces pouvoirs eux-mêmes, qui très généralement croient aux idées qu’ils disséminent dans la « guerre idéologique » – et cette croyance est la condition de leur victoire.

La question n’est pas celle de la méchanceté de l’idéologie que des idéologues eux-mêmes méchants distilleraient cyniquement, c’est-à-dire en manipulateurs, et sans y croire eux-mêmes : c’est celle de la bêtise en quoi elle consiste originellement, comme résultat d’une inversion organologique qui crée l’illusion idéologique, et en quoi elle consiste ultimement – c’est-à-dire, aujourd’hui, comme gouvernement de la bêtise par la bêtise.

Origine de l’idéologie, la bêtise organologique est aussi bien son destin, dans la stricte mesure où, dans la situation pharmacologique que constitue la condition organologique, un fatum régressif est irréductiblement celé. La toxicité du pharmakon est le facteur déclenchant de la régression sous toutes ses formes psychiques et sociales, et cette toxicité est irréductible. Dans la mythologie grecque, avec la figure d’Épiméthée, ce destin régressif constitue (et tout aussitôt destitue) l’origine, et comme défaut d’origine : c’est par le fait de la bêtise d’Épiméthée ayant oublié de garder aux mortels une qualité que Prométhée est dans l’obligation de voler le feu, c’est-à-dire à la fois la technique et le désir.

Épiméthée est l’imbécile qui réfléchit après coup – c’est autrement dit le philosophe qui, comme la chouette, arrive tard, à la tombée du jour : trop tard non pas pour penser (il n’est jamais trop tard pour penser), mais pour éviter la bêtise. La philosophie passe par la bêtise.

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