Nous sommes tous morts by Salomon de Izarra

Nous sommes tous morts by Salomon de Izarra

Auteur:Salomon de Izarra [Izarra, Salomon De]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782743628512
Éditeur: Éditions Rivages
Publié: 2014-05-06T22:00:00+00:00


Perdition

Nos journées étaient devenues harassantes, non seulement à cause du froid qui s’intensifiait mais surtout à cause de nos repas. Le rituel cannibale nous causait un dépit souverain qui bouleversait jusqu’aux tréfonds de nos âmes. Nous nous sentions pourris mais nous nous savions inoffensifs, incapables de nous attaquer à un semblable... Ce n’était cependant pas le cas de Sogarvans. Nous le savions en vie car il laissait devant sa porte les assiettes vides de ses repas, que je déposais sur sa table tandis qu’il me tournait le dos, immobile devant sa bible, comme une statue. Notre crainte venait d’ailleurs de son silence acharné, car autant le nôtre était résigné, autant le sien irradiait littéralement de démence pure jusque dans le couloir qui jouxtait sa cabine. Au début, nous mîmes cette impression sur l’odeur nauséabonde que nous sécrétions après nos odieux repas mais, bien vite, nous abandonnâmes cette idée : tout le navire vibrait, tout était imprégné de sa folie viscérale. De plus, nous ne l’avions plus vu depuis des jours et cette absence présageait le pire – nous étions du gibier en cage avec un fauve et nous réagissions à l’instinct. Mes tremblements et mon appréhension étaient extrêmes lorsque je lui portais ses repas, et je m’arrangeais alors pour rester le moins longtemps possible dans la pièce avec ce fou capable de bondir à tout moment.

Bien sûr, nous essayâmes de lui parler, de le raisonner, mais il était ailleurs et ne nous considérait plus. Son attention était toute à ses histoires couchées sur le papier. Nous eûmes, une fois, une réaction lorsque Hector posa sa main sur son épaule et subit en retour une explosion de rage inouïe. La voix grave et forte du capitaine gronda comme un tonnerre de malédictions et de fureur inhumaine. Il s’était levé pour menacer le pauvre médecin avec son revolver – dont il ne se séparait plus – et ne se calma qu’une fois sa solitude retrouvée. C’est d’ailleurs au sujet des armes que nous étions le plus inquiets : le coffre qui les contenait toutes se trouvait sous le bureau de Sogarvans, qui, en plus de ses trois croix, conservait autour du cou la seule clé permettant de l’ouvrir. Avec du recul, en réalisant à quel point sa transformation nous mettait en danger, je regrette de ne pas l’avoir laissé mourir de faim, cela nous aurait sûrement évité de nouveaux malheurs.

Certes nous aurions pu nous mutiner et prendre possession du navire, mais deux choses nous en empêchaient : le manque de motivation ; et, surtout, l’envie inavouée de mourir. Si Sogarvans, dans un éclair de lucidité, avait voulu nous tuer, je crois que nous nous serions placés devant lui avec indifférence. Peut-être même que nous aurions souri.

Quant à moi, j’avais atteint le sommet de l’absurde en constatant que manger Lil’ Jack ne parvenait plus à m’émouvoir. Je mastiquais comme faisait Vegard avec un calme souverain, avalais le tout et l’arrosais d’une petite rasade d’eau avant de retourner sur le pont, profondément emmitouflé dans un manteau rapiécé, pour m’accouder à un garde-corps et rêvasser devant un rideau de brume.



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