Monsieur Kraft ou la théorie du pire by Jonas Lüscher

Auteur:Jonas Lüscher [Jonas Lüscher]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782746745933
Éditeur: Autrement
Publié: 2017-03-15T04:00:00+00:00

Et puis, se dit Kraft, en voyant surgir devant lui les premières lueurs de la ville, je l’ai tellement mise en colère qu’elle est partie….

IX.

L’homme brassait beaucoup de vent. … Oh non ! Si seulement cela avait été du vent, mais c’était plutôt le souffle du vide.

Georg Christoph Lichtenberg

Kraft sent le verre de la vitre contre sa tempe, froid et dur. Quand il ferme les yeux, l’infinie chaîne rouge des feux arrière s’insinue dans les profondeurs de son crâne. Le silence règne dans la voiture d’Ivan. Ils n’ont pas échangé deux mots depuis qu’ils ont quitté Stanford. C’est en avançant par à-coups ou en roulant au pas que leur cellule de tôle, de verre et de cuir usé traverse la vallée illuminée, s’arrêtant parfois entièrement pendant d’interminables minutes.

Ivan tambourine doucement avec ses doigts sur le volant.

Cela ne fait pas plus de vingt-quatre heures que Kraft, nu, la terre humide du marécage sous ses pieds, s’est effondré à la vue de ces lumières, submergé par un sentiment de culpabilité diffus.

Depuis dix jours que Kraft est dans la Silicon Valley, il lui a été facile de ne pas aller visiter San Francisco, vu la mission qu’il doit accomplir en salle de lecture et qui devient plus urgente à chaque jour passé à ne rien faire, alors une visite à la ville du brouillard… non, non, il n’avait pas le temps pour ça. Mais aujourd’hui, il ne peut plus y couper. Tobias Erkner a lancé une invitation et fait miroiter son million, de sorte qu’Ivan et Kraft se sont assis dans le 4x4 en début de soirée et ont rejoint la file des développeurs de logiciel, des techniciens et des entrepreneurs qui rentraient chez eux.

Un silence les sépare. Depuis le premier soir où ils ont partagé un gâteau au chocolat et une bouteille de vin rouge, ils n’ont presque plus passé de temps en tête à tête, et ils n’ont toujours pas su retrouver la promiscuité des jours heureux où ils avaient acclamé ensemble le leader du monde libre lors de sa première visite à Berlin, ce qui crée entre eux un certain malaise. Kraft lance un regard de biais vers son ami. Certes, ils n’ont plus vingt ans, et ce type d’amitié, Kraft le sait, n’est plus une option pour des hommes de leur âge ; seuls ceux qui n’ont pas encore vécu trop d’expériences gênantes peuvent trouver belle l’idée de tout pouvoir partager avec un ami. Il n’en reste pas moins qu’István, se rappelle Kraft, était celui qui l’avait délivré de son état de confusion et d’auto-dissolution après le départ de Johanna. Si Kraft avait été quelqu’un de généreux, prêt à reconnaître que d’autres puissent jouer un rôle important dans sa biographie, le moment serait alors venu pour lui d’admettre que personne à l’exception du laveur de chemises Pánczél n’avait eu une telle influence sur son existence. Mais Kraft n’est pas généreux, il ne l’a jamais été. Pas par manque de sensibilité. Non, parce qu’il se voit comme quelqu’un – et il s’est toujours vu ainsi – qui n’a pas grand-chose à offrir aux autres.

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