L'Oeil vivant by Jean Starobinski

L'Oeil vivant by Jean Starobinski

Auteur:Jean Starobinski [Starobinski, Jean]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: EPUB9782072190759-80674
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2013-02-28T23:00:00+00:00


BONHEUR PERDU

BONHEUR IMMINENT

Le monde devient intolérable quand le désir, l'objet et le témoin se rencontrent. Il faut que l'un des trois disparaisse. Le désir est de trop, ou l'objet, ou le témoin. Nous venons de voir comment Rousseau cherche à résoudre la difficulté en « refoulant », tour à tour, l'un ou l'autre de ces incompatibles.

Tantôt il supprime le témoin (par le vol clandestin) ; tantôt il abolit l'objet extérieur (en passant à l'imaginaire, et en se faisant lui-même l'objet d'un amour narcissique) ; ou enfin il efface le désir (par la « sublimation » vertueuse). Certaines solutions ainsi inventées sont parfaitement « morales », d'autres sont franchement perverses : chacune constitue une réponse possible (et jamais tout à fait apaisante) à une même angoisse initiale. Les tendances perverses ne sont que des diversions parmi d'autres, cherchées par le désir pour échapper à la réprobation qui risque de frapper son audace. Rousseau paraît éprouver, envers la faute obscure du désir, une culpabilité plus profonde qu'à l'égard des conduites manifestement aberrantes destinées à effacer cette faute première.

Parler ici de diversion, c'est suggérer que le désir, grâce à sa souplesse, se laisse détourner d'une direction privilégiée qu'il aurait voulu suivre. C'est supposer que, dès le commencement, il sait assez clairement quelle est la proie qu'il convoite. Mais n'est-ce pas attribuer au désir une conscience plus nette et un choix plus précis que ceux dont il est capable ? Sait-il seulement quel est le fruit défendu ? L'a-t-il jamais aperçu ? Saurait-il le reconnaître ? De fait, l'interdit ne frappe pas tel objet particulier ; il réprime en général toute velléité dès l'instant où elle aurait l'audace de se manifester au grand jour. En sorte que, le plus souvent, le mouvement de diversion se produit avant même que le désir ait réussi à se fixer sur un objet extérieur déterminé ; les compensations imaginaires ou symboliques ne se substituent pas à une passion consciente : si grande est l'inquiétude primitive que tout commence par des voies détournées et que le premier objet désiré est déjà imaginaire et aberrant. C'est un pis-aller qui ne sait pas de quoi il tient lieu, quelle insoutenable jouissance il remplace.

Rousseau ne sait pas désirer sans vertige. À la vérité, l'aventure du désir, chez Jean-Jacques, ne commence pas par la visée d'un objet réel : cet objet, il le cherchera continuellement, sans parvenir à le définir. Ce que l'on constate au début, c'est l'émotion aveugle : une puissance avide, incapable encore de choisir parmi les multiples figures qui s'offrent à elle dans le monde extérieur. D'emblée, nous trouvons Rousseau gouverné par la véhémence confuse du sentiment, peu soucieux de lutter contre la difficulté ou la paresse qu'il éprouve à quitter le monde enfantin des rêveries égocentriques et fabuleuses. Il faut prendre au sérieux l'aveu qui nous est fait au début des Confessions : c'est par la lecture des romans que Jean-Jacques s'est éveillé à la conscience de son existence personnelle34. Dès le commencement, le moi se découvre lui-même dans



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