Lieutenant Bravo by Juan Marsé

Auteur:Juan Marsé [Marsé, Juan]
La langue: fra
Format: epub
Tags: littérature espagnole, nouvelles
ISBN: 9782267017199
Éditeur: Bourgois
Publié: 2004-04-01T22:00:00+00:00

Rien pour mourir

Il appuya le dos contre le mur, leva les yeux vers la nuit et ouvrit la bouche en formant un arc ironique. La bouteille de gin glissa de sa main et se brisa sur le trottoir. L’autre, lâchant son couteau, s’enfuit en courant.

« Ça ne va pas tarder se dit-il. Je vais sûrement pencher la tête et je sentirai que mes veines se vident, que je me vide tout entier… » Il commença à marcher, une main pressée contre son ventre et l’autre s’accrochant aux barreaux froids des fenêtres basses. Il souriait, pensait vaguement à la nuit et au silence de la rue, à la mort qui était joyeusement montée sur son dos et lui serrait les tempes de ses mains glacées, comme un enfant. Mais sa formidable cuite ne s’estompait encore, pas même avec la douleur.

« Je cherchais une femme – mais non, je cherchais des mains de femme. On peut se marier avec une femme simplement pour ses cheveux, ou son profil, ou par sa façon de se tenir près de vous. Je connais un type qui s’est marié avec une femme uniquement pour ses jambes. Il va sans dire qu’il l’ignorait, mais moi je suis sûr que c’était pour ça. Il l’avait remarquée à cause de ses jolies jambes, s’était lié d’amitié avec elle et l’avait invitée à sortir uniquement pour ses jambes. Et il a fini par se marier avec elle pour la même raison. Aujourd’hui encore, quand certains soirs ils viennent au Bar Club, il la fait toujours asseoir de face et jambes croisées, pour que tout le monde les voie : je sais qu’il fait ça pour se justifier, il en est arrivé à cette extrémité, il est perdu. Mais moi c’est différent, je ne cherchais rien de tout ça pour vivre, mais pour mourir. Je cherchais des mains qui me fermeraient les yeux quand je mourrais. Parce que je suis atterré par la possibilité, quand je mourrai, de rester les yeux ouverts : il se pourrait que quelque chose de ce monde absurde reste fixé sur mes pupilles, je pourrais garder le visage de ce type, avec son air de petit nain bon enfant et un peu trop malin, ou celui d’un de mes employés des usines, ou les gros titres d’un journal… »

Courbé en deux et croisant fortement son manteau sur sa blessure, son chapeau dans l’autre main et souriant comme un idiot, il pénétra dans le Bar Club et salua ses amis en levant le bras, sans les regarder. Il savait qu’ils étaient tous là, affalés dans de moelleux fauteuils et verre en main, languissants et sans désirs, avec un air pondéré de réussite gravé sur le visage, avec des gestes et des regards amples d’hommes en vacances qui ont triomphé de la misère et de l’ennui. Chez certains, les moins mûrs, cette réussite était naïvement peinte, elle débordait de leur visage comme un coloriage de petit enfant qui fait son premier dessin. On pouvait voir la même réussite

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