Libres d’obéir by Johann Chapoutot

Auteur:Johann Chapoutot [Chapoutot, Johann]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Social Science, General
ISBN: 9782072789250
Google: 1GnDDwAAQBAJ
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2020-01-08T08:00:00+00:00

Chapitre VI

L’ART DE LA GUERRE (ÉCONOMIQUE)

La passion ou le hobby du juriste Reinhard Höhn, infatigable polygraphe et gros travailleur, est l’histoire militaire, à laquelle il semble consacrer ses soirées et ses week-ends – intenses ruminations dont émanent de nombreux et forts volumes. La très abondante bibliographie du juriste, manager et Hobbyhistoriker Höhn compte ainsi trois ouvrages d’histoire militaire. Parmi eux, un titre apparaît central, d’un point de vue conceptuel comme personnel. Il s’agit de l’étude qu’il consacre à L’Héritage de Scharnhorst (Scharnhorsts Vermächtnis)1 et qu’il publie en 1952, au moment où les élites politiques de la jeune République fédérale d’Allemagne, en plein contexte de guerre froide, réfléchissent intensément à la création d’une nouvelle armée allemande, avec la bénédiction des puissances de l’Ouest. Ce travail de réflexion et de réorganisation aboutit, en 1955, à la fondation de la Bundeswehr, cette armée fédérale résolument inscrite à l’Ouest ainsi que dans les principes démocratiques et individualistes de l’Allemagne nouvelle. Avec son essai sur Gerhard von Scharnhorst, illustre réformateur de l’armée prussienne des années noires (1806-1813), Höhn fait acte, sinon de candidature, du moins de présence dans les débats et les réflexions de cette période essentielle. Son livre, en proposant la biographie intellectuelle d’un réformateur, pose une analogie à peine voilée entre une période de défaite (la Prusse écrasée par Napoléon à Iéna et Auerstedt) et une autre (l’effondrement de 1945). Il en suggère également une autre : au grand Scharnhorst succèdent d’autres réformateurs, plus contemporains – lui-même avant tout autre. Les réflexions qui sont proposées ici valent du reste tout autant pour la guerre que pour la guerre économique : l’attention extrême portée par Höhn à la réforme des cadres de l’armée s’adresse également aux cadres de ces armées modernes que sont les entreprises. Enfin, on est frappé, à la lecture de cet essai, par la continuité entre les idées, thèmes et obsessions des années 1930 et 1940 et celles qui gouvernent l’œuvre historienne et managériale de Reinhard Höhn des années 1950 aux années 1990 : on ne constate, bien au contraire, aucune solution de continuité, aucune rupture dans ses intuitions fondamentales, ses postulats et ses principes – l’obsession de la race, du péril juif et de la conquête du Grand Espace vital mis à part.

Le premier principe est l’attention portée à la pratique, en l’espèce à l’histoire militaire. Le juriste Höhn se singularisait déjà, dans les années 1930, par son goût pour la sociologie, qu’il a enseignée comme chargé de séminaire, c’est-à-dire de TD, et pour l’histoire. La mise en abyme est flatteuse : Scharnhorst, comme Clausewitz étaient des dévots de l’histoire et de la pratique. Les juristes nazis, dont Höhn, ne cessaient d’appeler à considérer le « réel », les « cas d’espèce », louaient le « droit casuel » (Fallrecht) et la coutume orale, exaltaient les « ordres concrets » et sanctifiaient l’intuition personnelle, le « bon sens du peuple » contre toute abstraction, codification et apprentissage livresque. L’essai sur Scharnhorst condamne avec vigueur le « positivisme militaire2 » comme

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