Lettres de mon moulin by Alphonse Daudet

Lettres de mon moulin by Alphonse Daudet

Auteur:Alphonse Daudet [Daudet, Alphonse]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Contes
Éditeur: Ebooks libres et gratuits
Publié: 2011-01-14T05:00:00+00:00


Le portefeuille de Bixiou

Un matin du mois d’octobre, quelques jours avant de quitter Paris, je vis arriver chez moi – pendant que je déjeunais – un vieil homme en habit râpé, cagneux, crotté, l’échine basse, grelottant sur ses longues jambes comme un échassier déplumé. C’était Bixiou. Oui, Parisiens, votre Bixiou, le féroce et charmant Bixiou, ce railleur enragé qui vous a tant réjouis depuis quinze ans avec ses pamphlets et ses caricatures... Ah ! le malheureux, quelle détresse ! Sans une grimace qu’il fit en entrant jamais je ne l’aurais reconnu.

La tête inclinée sur l’épaule, sa canne aux dents comme une clarinette, l’illustre et lugubre farceur s’avança jusqu’au milieu de la chambre et vint se jeter contre ma table en disant d’une voix dolente :

« Ayez pitié d’un pauvre aveugle !... »

C’était si bien imité que je ne pus m’empêcher de rire. Mais lui, très froidement :

« Vous croyez que je plaisante... regardez mes yeux. »

Et il tourna vers moi deux grandes prunelles blanches sans un regard.

« Je suis aveugle, mon cher, aveugle pour la vie... Voilà ce que c’est que d’écrire avec du vitriol. Je me suis brûlé les yeux à ce joli métier ; mais là, brûlé à fond... jusqu’aux bobèches ! » ajouta-t-il en me montrant ses paupières calcinées où ne restait plus l’ombre d’un cil.

J’étais si ému que je ne trouvai rien à lui dire. Mon silence l’inquiéta :

« Vous travaillez ?

– Non, Bixiou, je déjeune. Voulez-vous en faire autant ? »

Il ne répondit pas, mais au frémissement de ses narines, je vis qu’il mourait d’envie d’accepter. Je le pris par la main, et je le fis asseoir près de moi.

Pendant qu’on le servait, le pauvre diable flairait la table avec un petit rire :

« Ça a l’air bon tout ça. Je vais me régaler ; il y a si longtemps que je ne déjeune plus ! Un pain d’un sou tous les matins, en courant les ministères... car, vous savez, je cours les ministères, maintenant ; c’est ma seule profession. J’essaie d’accrocher un bureau de tabac... Qu’est-ce que vous voulez ! Il faut qu’on mange à la maison. Je ne peux plus dessiner, je ne peux plus écrire... Dicter ?... Mais quoi ?... Je n’ai rien dans la tête, moi ; je n’invente rien. Mon métier, c’était de voir les grimaces de Paris et de les faire ; à présent il n’y a plus moyen... Alors j’ai pensé à un bureau de tabac ; pas sur les boulevards, bien entendu. Je n’ai pas droit à cette faveur, n’étant ni mère de danseuse, ni veuve d’officier-sperrior. Non ! simplement un petit bureau de province, quelque part, bien loin, dans un coin des Vosges. J’aurai une forte pipe en porcelaine ; je m’appellerai Hans ou Zébédé, comme dans Erckmann-Chatrian, et je me consolerai de ne plus écrire en faisant des cornets de tabac avec les œuvres de mes contemporains.

« Voilà tout ce que je demande. Pas grand-chose, n’est-ce pas ?... Eh bien, c’est le diable pour y arriver.



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