Les sujets de notre tsar by Loudmila Oulitskaïa

Les sujets de notre tsar by Loudmila Oulitskaïa

Auteur:Loudmila Oulitskaïa
La langue: fra
Format: epub
Publié: 2014-09-27T04:00:00+00:00


LA DERNIÈRE SEMAINE

C’était un lundi. Elle est arrivée le soir, assez tard. Elle s’est assise dans la cuisine, à sa place habituelle, sur le divan, dans le coin près du mur. L’air plus sinistre que d’habitude. Elle restait là, sans rien dire.

Je lui ai demandé :

« Il est arrivé quelque chose, Vaska ?

— Non, rien du tout. C’est juste que tout m’écœure. Je ne peux plus supporter ce projet. Ni la nourriture. Ni Véra. De façon générale, je ne n’en peux plus de tout. »

Elle me regarde par en dessous, du regard lourd de ses yeux très écartés sous d’épais sourcils. Son visage n’est pas particulièrement beau, mais il est unique et inoubliable : un creux profond entre les sourcils, un petit nez court, des pommettes hautes. Quelque chose qui vient des peuples paléoasiatiques, de ses ancêtres sibériens.

« Tu veux qu’on en discute ? »

Cela fait dix ans que je pose cette question dans des moments semblables. C’est une enfant difficile. Elle a vingt-cinq ans, mais c’est toujours une enfant difficile, souvent blessée – dans sa petite enfance, dans sa grande enfance, dans son adolescence…. Depuis dix ans qu’elle vient me voir, elle m’a tout raconté elle-même. La préhistoire, l’histoire la posthistoire…

C’était un ami de Soudak qui m’avait amené cette adolescente de quinze ans, la fille d’une amie défunte, afin que je la fasse baptiser. Ces années-là, tout était difficile : se procurer un morceau de viande, un billet de théâtre ou de train, trouver un médecin, se faire baptiser. Or moi, j’avais tout ce qu’il fallait. Un vendeur de viande dans le sous-sol d’une boucherie, un pédiatre, une caissière pour toutes les occasions, et même un prêtre.

Mon ami était de passage à Moscou, il repartait le jour même. Il m’avait laissé la petite fille avec cette mission, et avait foncé prendre son train. La petite fille était restée.

Je lui avais alors demandé comment elle s’appelait.

« Vaska », m’avait-elle répondu.

Ce surnom masculin ne m’avait pas étonnée outre mesure, car elle était indubitablement de la race de ces filles qui auraient aimé être des garçons. Elle s’appelait Vassilissa, comme je l’ai appris quelques semaines plus tard à son baptême.

Ce jour-là, elle était restée très tard, elle est revenue le lendemain et a pris le pli de passer de temps en temps, elle restait assise dans la cuisine devant une tasse de thé. Une drôle de fille. Si on lui posait une question, elle répondait. Si on ne lui demandait rien, elle gardait le silence. Mais un silence pesant, un mutisme qui remplissait tout l’espace. Même l’air devenait plus compact autour d’elle. En sa présence, il m’arrivait plus fréquemment que d’habitude de laisser tomber des objets et de casser des tasses. Mais cela n’était pas du tout son cas à elle : quand elle faisait quelque chose, c’était toujours avec dextérité, de façon intelligente et concentrée, elle aimait bien tous les travaux de force, repeindre, laver les carreaux, déterrer des arbres. Et elle s’était choisi un métier qui lui convenait à la perfection, elle était paysagiste.



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