Les Souffles du monde by Jose Luis de Juan

Auteur:Jose Luis de Juan [Juan, Jose Luis de]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782878587791
Google: Vc36AgAAQBAJ
Éditeur: Viviane Hamy
Publié: 2014-03-04T23:00:00+00:00

Certaines nuits, l’année de la mort de Jonathan, je rêvai que Powell me dénonçait. On me jugeait pour meurtre. J’étais au banc des accusés, seul. Quelqu’un riait avec des jacassements de pie. On me déclarait coupable. Le jour même, j’étais pendu à l’écharpe de soie de Jonathan en haut de la grande salle rosée de la Widener. Je m’étouffais, mes jambes pesaient comme des barres de plomb ; au-dessous, les maraudeurs d’Harvard somnolaient, affalés sur les tables en chêne. Je me souviens de cette période d’inquiétude, tandis que je reprends ma dictée au magnétophone, comme d’une saveur amère et persistante.

Pourtant, au fur et à mesure que le printemps s’affirmait, la vie reprenait son cours sur le campus. Henry et moi relâchions notre vigilance amoureuse. J’avais dix-neuf ans et demi. Au-delà d’Harvard, l’univers restait à explorer : le Gibbon que Jonathan démantibulait était un indice que d’autres mondes existaient en dehors de cet espace.

Francis en était un autre. Jonathan le mentionnait très souvent dans son journal. Il aimait le retrouver. Francis semblait lui avoir ouvert de nouvelles voies de plaisir. Acide et parfait comme une fraise sauvage, expert dans l’art de faire et défaire les nœuds, Jonathan envisageait de dédier un poème à son cul. Quand je relisais ces phrases que Jonathan lui consacrait dans son journal, je me sentais jaloux et excité. Je décidai de partir à sa recherche.

Francis était jardinier à l’Institut technologique situé au bord de la rivière Charles ; il taillait les haies de ce campus si différent des frondaisons accueillantes d’Harvard. Encore aujourd’hui, malgré l’aménagement des espaces vides, l’endroit conserve cet aspect frontalier, sobre transition vers l’opulence de la berge qui s’étale à l’extrémité du pont d’Harvard : la coupole dorée coiffant les rougeoiements de Beacon Hill, les célestes tours de Copley et, face à la tête de pont, l’acier précaire du Prudential.

Je me souviens qu’une tiédeur précoce enveloppait la ville. Un été fragile qui éclôt en avril ou en mai selon les années, typique de la Nouvelle-Angleterre. Le matin se lève et irradie, la mi-journée oublie sa fine pluie irlandaise qui transperce les os et, le soir, le soleil brille toujours, inquiétant défi boréal. J’errai plusieurs jours sur le campus inhospitalier de l’Institut technologique, noyé dans l’image diffuse de l’homme que Jonathan avait aimé. La lecture de son journal permettait de comprendre les espaces multiples où se déployait sa vie, ses différentes voix, ses nombreuses représentations et ses partenaires de jeux variés sur une scène dont il était le maître absolu.

Un jour, alors que j’observais les jardiniers en train de travailler, l’un d’eux appela un certain Francis. Un jeune homme à la barbe touffue et noire répondit à ce nom ; une chevelure abondante envahissait ses tempes et son front et menaçait d’annexer les sourcils. Mince et de complexion robuste, Francis incarnait une friandise au goût musqué cachée au fond d’une pochette-surprise. Je le revois s’acharner sur la haie avec ses ciseaux à tailler, contraindre le buisson vert sombre, l’aplanir et le rendre droit. À vrai dire, nul n’aurait deviné les plaisirs raffinés qu’exigeait le corps de cet homme.

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