Les Mots by Jean-Paul Sartre

Les Mots by Jean-Paul Sartre

Auteur:Jean-Paul Sartre [Sartre, Jean-Paul]
La langue: fra
Format: epub, mobi
Tags: Philosophie
Éditeur: Folio
Publié: 2010-11-28T23:00:00+00:00


II Ecrire

Charles Schweitzer ne s’était jamais pris pour un écrivain mais la langue française l’émerveillait encore, à soixante-dix ans, parce qu’il l’avait apprise difficilement et qu’elle ne lui appartenait pas tout à fait : il jouait avec elle, se plaisait aux mots, aimait à les prononcer et son impitoyable diction ne faisait pas grâce d’une syllabe ; quand il avait le temps, sa plume les assortissait en bouquets. Il illustrait volontiers les événements de notre famille et de l’Université par des œuvres de circonstance : vœux de nouvel an, d’anniversaire, compliments aux repas de mariage, discours en vers pour la Saint-Charlemagne, saynètes, charades, bouts-rimés, banalités affables ; dans les congrès, il improvisait des quatrains, en allemand et en français.

Au début de l’été nous partions pour Arcachon, les deux femmes et moi, avant que mon grand-père eût terminé ses cours. Il nous écrivait trois fois la semaine : deux pages pour Louise, un post-scriptum pour Anne-Marie, pour moi toute une lettre en vers. Pour me faire mieux goûter mon bonheur ma mère apprit et m’enseigna les règles de la prosodie. Quelqu’un me surprit à gribouiller une réponse versifiée, on me pressa de l’achever, on m’y aida. Quand les deux femmes envoyèrent la lettre, elles rirent aux larmes en pensant à la stupeur du destinataire. Par retour du courrier je reçus un poème à ma gloire ; j’y répondis par un poème. L’habitude était prise, le grand-père et son petit-fils s’étaient unis par un lien nouveau ; ils se parlaient, comme les Indiens, comme les maquereaux de Montmartre, dans une langue interdite aux femmes. On m’offrit un dictionnaire de rimes, je me fis versificateur : j’écrivais des madrigaux pour Vévé, une petite fille blonde qui ne quittait pas sa chaise longue et qui devait mourir quelques années plus tard. La petite fille s’en foutait : c’était un ange ; mais l’admiration d’un large public me consolait de cette indifférence. J’ai retrouvé quelques-uns de ces poèmes. Tous les enfants ont du génie, sauf Minou Drouet, a dit Cocteau en 1955. En 1912, ils en avaient tous sauf moi : j’écrivais par singerie, par cérémonie, pour faire la grande personne : j’écrivais surtout parce que j’étais le petit-fils de Charles Schweitzer. On me donna les fables de La Fontaine ; elles me déplurent: l’auteur en prenait à son aise ; je décidai de les récrire en alexandrins. L’entreprise dépassait mes forces et je crus remarquer qu’elle faisait sourire : ce fut ma dernière expérience poétique. Mais j’étais lancé : je passai des vers à la prose et n’eus pas la moindre peine à réinventer par écrit les aventures passionnantes que je lisais dans Cri-Cri. Il était temps : j’allais découvrir l’inanité de mes songes. Au cours de mes chevauchées fantastiques, c’était la réalité que je voulais atteindre. Quand ma mère me demandait, sans détourner les yeux de sa partition : « Poulou, qu’est-ce que tu fais ? » il m’arrivait parfois de rompre mon vœu de silence et de lui répondre : « Je fais du cinéma.



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