Les Femmes de la Principal by Lluis Llach

Auteur:Lluis Llach [Llach, Lluis]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Roman
ISBN: 9782330080938
Publié: 2017-05-01T22:00:00+00:00

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LES CENDRES D’UN SYMBOLE

Mardi 19 novembre 1940

Ce 19 novembre, juste au moment où l’aurore annonçait un jour splendide, les hommes de la Principal fixèrent les jougs sur les animaux de trait. Après être arrivés au Mas Gran, sous le commandement d’Amadeu, ils se joignirent aux journaliers qui avaient dormi là, et se dirigèrent tous ensemble vers Pla de la Rosa. Une vigne toute plate, immense et facile à cultiver : le joyau de la couronne des Roderich. Avec d’interminables rangées de ceps de carignan qui avaient été vendangés à peine quinze jours auparavant et sur lesquels les sarments portaient encore des feuilles d’automne et de minuscules grappes vertes.

Amadeu, qui avait toujours su s’y prendre pour commander, réunit tout le monde pour distribuer les tâches et tout de suite après les hommes se dispersèrent pour commencer un travail inattendu et pénible : démâter le vaisseau amiral qui leur avait toujours fourni du travail, à eux et à leurs parents. Oui, ils allaient arracher les vignes qui avaient enrichi les propriétaires et donné à manger aux leurs. C’était un véritable sacrilège. Ou pire encore, une pure folie. Tous ces matins d’hiver avec les mains gelées et les narines fumantes, taillant un à un chaque cep, chaque coup de sécateur portant la mémoire des savoir-faire anciens, et à présent tout cela allait disparaître brusquement par la volonté d’une Senyora qui peut-être avait perdu la raison.

Les vieux de Pous étaient révoltés. La Principal appartenait à tout le monde : c’était le symbole le plus puissant du village. C’était clair et c’est également ainsi qu’ils l’exprimaient : arracher les ceps était une décision de personne démente. Cette gamine avait perdu la raison depuis “le mystère de la chose” et ça ne tournait plus rond dans sa tête. “Elle va laisser plein de monde sans travail.” “Elle va ruiner la meilleure propriété du village.” “Si la Vieille pouvait, elle ressusciterait pour l’arrêter.” Et ainsi de suite, toute une panoplie de reproches qui, du casino au café, étaient devenus plus bruyants que le claquement des dominos sur le marbre.

À la Principal régnait, en revanche, une sérénité attentive. Depuis la bibliothèque, son lieu de commandement, la Senyora recevait les informations, notait les événements et soulignait des détails et des dates sur un carnet relié en cuir. De temps en temps, elle se levait pour consulter d’immenses plans dépliés où elle avait fait dessiner les propriétés en détail, grâce à l’aide du cadastre. Elle pouvait ainsi calculer de façon assez précise la quantité de noisetiers qu’elles pourraient contenir.

Oui, elle avait demandé qu’on arrachât les vignes pour planter des noisetiers. Après s’être personnellement renseignée sur le prix des plants chez les différents pépiniéristes, elle se fit conseiller sur les variétés convenant le mieux à des terrains secs, pentus, avec peu de terre ou à des zones humides et herbeuses comme dans les vallons. Elle avait également prévu de mélanger différentes variétés afin que la pollinisation fût meilleure. Elle avait donc évalué la productivité possible et la durée d’amortissement, mais en se méfiant des indications que lui avaient fournies les propriétaires de Rius.

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