Les cercueils de zinc by Alexievitch Svetlana

Auteur:Alexievitch, Svetlana [Alexievitch, Svetlana]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Biélorussie, Ecologie, Histoire, Littérature XXe et XXIe siècles (étrangère), Politique, Sciences
Éditeur: Christian Bourgois éditeur& Atelier Panik éd. numérique
Publié: 1990-10-10T23:00:00+00:00

« À en juger par ma mine, personne ne pouvait savoir ce qui se passait en moi. Seuls mes parents m’interdisaient de retourner toujours les mêmes pensées dans ma tête.

… Je suis parti en Afghanistan avec mon chien Tchara. Si on lui criait « Fais le mort ! », il tombait. « Ferme les yeux ! » – il se couvrait la gueule et les yeux avec sa patte. Si j’avais le cafard, il s’asseyait à côté de moi et gémissait… Au cours des premiers jours qui ont suivi mon arrivée là-bas, j’étais muet de bonheur. J’avais toujours été malade, j’ai été déclaré inapte au service militaire. Mais un gars qui n’a pas fait son service, c’est la honte, on se moque de vous. L’armée est l’école de la vie, elle forme les hommes. J’ai donc fini par me faire incorporer. Ensuite j’ai écrit demande sur demande pour qu’on m’envoie en Afghanistan. On a tenté de m’en dissuader :

— Tu vas crever au bout de deux jours là-bas.

— Non, il faut que j’y aille.

Je voulais démontrer que j’étais comme tout le monde.

Je l’ai caché à mes parents. Depuis l’âge de douze ans, j’ai un cancer des ganglions lymphatiques et ils ont passé toute leur vie à me soigner. Je leur ai juste indiqué le numéro du secteur postal en leur racontant que c’était une unité secrète et qu’on n’avait pas le droit de nommer la ville.

J’ai pris avec moi mon chien et ma guitare. À la section spéciale, on m’a demandé :

— Comment t’es-tu retrouvé ici ?

— Eh bien, voilà…

Et je leur raconte toutes mes démarches.

— Impossible que tu l’aies demandé toi-même. Tu es dingue ou quoi ?

Je n’avais jamais fumé, mais cette fois j’ai eu envie de fumer.

Quand j’ai vu mes premiers morts – ils avaient les jambes arrachées, juste sous l’aine, un trou dans la tête –, j’ai fait quelques pas et je suis tombé. En moi, tout criait : « Je veux rester vivant. »

La nuit venue, quelqu’un a volé le PM d’un mort. On l’a trouvé, c’était un soldat de notre unité. Il l’avait vendu dans un doukan pour quatre-vingt mille afghanis. Il avait acheté deux magnétophones, des jeans… Nous l’aurions tué, mis en pièces s’il n’avait pas été gardé. À son procès, il ne disait rien, il pleurait. Les journaux parlaient d’« exploits » militaires. Nous, on riait, on s’indignait, on emportait ces journaux aux toilettes. Mais c’est étrange : je suis rentré depuis deux ans et quand je lis un journal, je cherche les « exploits », et j’y crois.

Là-bas, je croyais que je serais heureux de rentrer. Que je changerais ma vie. Beaucoup reviennent, divorcent, se remarient, partent en Sibérie pour construire des oléoducs, ou à Tchernobyl, ou dans des régiments de pompiers… Là où il y a du risque. On ne peut plus se contenter d’exister, on a besoin de vivre. J’ai vu là-bas des brûlés… D’abord ils sont tout jaunes, on ne voit que leurs yeux qui brillent, puis la peau

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