Les années insulaires by Philippe le Guillou

Les années insulaires by Philippe le Guillou

Auteur:Philippe le Guillou [Guillou, Philippe Le]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782072491764
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2013-03-15T04:00:00+00:00


Quai des Célestins toujours, dans l’atmosphère charbonneuse d’un atelier sépulcral, entre deux balades avec le chien Ulysse jusqu’à la pointe de l’île Saint-Louis — je ne me lassais pas du passage des lourdes péniches ventrues, chargées de bois, de sable, de minerai — qui s’achevaient souvent dans le petit café du boulevard Henri-IV, face à la caserne de la Garde républicaine — là c’était un autre plaisir de voir défiler les chevaux superbes, étrillés, la robe impeccablement lustrée —, je continuais à travailler, levé d’assez bonne heure, selon un rituel bien établi. Dans des vies comme la mienne, sans patron, sans horaires, on perdait vite pied ; il fallait se créer des obligations, un programme, de vagues perspectives plutôt, puisque tout cela restait soumis à un nombre important d’aléas. Grand Palais ou pas, il y aurait sans doute courant 1972 une nouvelle exposition chez Yvette Horace, elle me pourchassait, elle avait vu mes porteurs de crânes qui la ravissaient, elle regrettait que j’eusse renoncé aux barques fantômes et aux grèves bretonnes — « ça se vendait comme des petits pains... », répétait-elle —, le cycle des portraits l’avait surprise, mais elle déplorait qu’il m’arrimât trop nettement au régime en place et à ses princes. Les critiques, ses clients étaient souvent des bourgeois de gauche éclairés, elle était certes flattée que le président fût un visiteur régulier de la galerie — il venait de moins en moins, avais-je cru comprendre —, mais le côté affairiste, installé du régime, les scandales récents de spéculation immobilière qui l’avaient éclaboussé la révulsaient.

— Évidemment vous direz non, vous n’irez pas dans cette galère !

J’étais toujours étonné qu’on veuille décider pour moi. Ma vie, ma survie matérielle dépendaient largement des caprices et des choix de cette femme intelligente, brillante, aux manières brutales — l’âge venant, elle cachait ses rondeurs dans d’affreuses robes qui ressemblaient à des sacs anthracite qu’elle devait payer très cher —, mais je n’aimais pas qu’elle me dicte mon chemin. Elle l’avait compris du reste, nous nous connaissions depuis longtemps et les « ça oui ! ça non ! » qui avaient ponctué nos premiers échanges lorsqu’elle m’avait récupéré à la fermeture d’À l’Étoile scellée n’étaient plus de rigueur.

— Ils vont se le prendre en pleine gueule, c’est incroyable ! Mathey n’est pas l’homme de la situation, Domerg, le beau-frère de Pompidou, son conseiller pour les affaires culturelles, est pourtant un homme intelligent, il y a quelques sous-fifres un peu verts, tout cela s’engage mal ! N’y allez pas, je vous le redis, n’y allez pas !

Elle tournait depuis quelques minutes devant un chevalet retourné, elle était trop imposante pour se glisser entre la toile et le mur, pourtant ce n’est pas l’envie qui lui manquait.

— Qu’est-ce que c’est ? avait-elle fini par demander. Un éphèbe avec une relique, une barque fantôme, l’orgue de Jean Guillou dans les bois ?

— Un tableau mystérieux... Une toile qui s’efface peut-être à mesure que je la peins, une toile maudite qui se dérobe et épuise mes forces.



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