Le Gentilhomme au pourpoint jaune by Arturo Pérez-Reverte

Auteur:Arturo Pérez-Reverte [Pérez-Reverte, Arturo]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Historique
ISBN: 2.02.065827.5
Éditeur: Seuil/Demeute
Publié: 2004-10-01T04:00:00+00:00

Par la fenêtre gauche du carrosse, sur les hauteurs qui dominaient les jardins et le Manzanares, on distinguait les murailles noires de l’Alcazar royal. Ils roulaient vers le pont du Parque, éclairés par les flambeaux d’une demi-douzaine d’alguazils et d’argousins à pied. Deux gardes étaient montés sur le siège de l’avant, dont l’un portait une arquebuse avec la mèche allumée. A l’intérieur, Guadalmedina et Saldaña étaient assis en face d’Alatriste. Et celui-ci avait peine à croire l’histoire qu’ils achevaient de lui conter.

— Cela fait onze mois que nous nous en servions comme sosie de Sa Majesté, du fait de sa stupéfiante ressemblance, conclut Guadalmedina. Même âge, mêmes yeux bleus, même bouche… Il s’appelait Ginés Garciamillán et c’était un comédien peu connu de Puerto Lumbreras. Il a remplacé le roi pendant quelques jours au cours du récent voyage en Aragon… Lorsque la nouvelle nous est parvenue que quelque chose se préparait pour cette nuit, nous avons décidé qu’il tiendrait son rôle une fois de plus. Il connaissait les risques, mais il s’est prêté au jeu… C’était un sujet loyal et courageux.

Alatriste fit une grimace.

— Le voilà bien récompensé de sa loyauté.

Álvaro de la Marca le dévisagea en silence, l’air irrité. Les torches éclairaient du dehors son profil de grand seigneur : barbiche, moustache frisée. Un autre monde, une autre caste. Il soutenait de la main son bras bandé pour le soulager des cahots du carrosse.

— Il en a pris lui-même la décision, naturellement… – Le ton était badin : en comparaison d’un monarque, feu Ginés Garciamillán ne pesait pas grand-chose à ses yeux. – Ses instructions étaient de ne pas se montrer avant que nous puissions le protéger ; mais il a joué son rôle jusqu’au bout et n’a pas attendu. – Le comte hocha la tête d’un air désapprobateur. – J’imagine que faire le roi en un moment pareil a été le couronnement de sa carrière.

— Il l’a bien fait… dit le capitaine. Il n’a pas perdu sa dignité et s’est battu sans desserrer les dents… Je doute qu’un roi eût agi de même.

Martin Saldaña écoutait, impassible, le pistolet armé posé sur ses genoux, sans perdre de vue le prisonnier. Guadalmedina avait ôté un gant et s’en servait pour chasser à coups légers la poussière de ses culottes de drap fin.

— Je ne crois pas à ton histoire, Alatriste, dit La Marca. En tout cas, pas entièrement. Il est vrai que, comme tu l’as dit, on a trouvé des traces de bataille et que les assassins étaient plusieurs… Mais qu’est-ce qui m’assure que tu n’étais pas de connivence avec eux ?

— Ma parole.

— Et quoi d’autre ?

— Votre Excellence me connaît suffisamment.

Guadalmedina rit en sourdine, le gant levé.

— Oui-da !… Dans les derniers temps, il était difficile de te faire confiance.

Alatriste regarda fixement le comte. Jusqu’à cette nuit, quiconque lui eût dit « tu mens » n’eût pas vécu assez longtemps pour pouvoir le répéter. Puis il se tourna vers Saldaña.

— Toi non plus, tu ne crois pas à ma parole ?

Le lieutenant d’alguazils resta bouche close.

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