Le Diable au creux de la main by Pascal Manoukian

Auteur:Pascal Manoukian [Manoukian, Pascal]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Don Quichotte
Publié: 2013-06-21T04:00:00+00:00

Depuis, derrière Hô-Chi-Minh-Ville, la respectable, la communiste, se cache toujours Saïgon la traînée, Saïgon la pute. Elle porte encore les effluves de whisky tant on en a dégueulé sur ses trottoirs. On y entend les klaxons des jeeps américaines et les « Hello, fuck, fuck… » des gamines en bas de soie à la recherche de faux orgasmes payés en vrais dollars. Toute la ville a couché, trafiqué, fumé, comploté avec l’ennemi.

Mais, pendant que Saïgon la cigale chantait, baisait, dansait et buvait jusqu’à plus soif, au nord, dans les rizières et les forêts, une armée de fourmis noires tenait les comptes.

Et, en avril 1975, brusquement, les Vietcongs mettent fin à la fête. Depuis, Saïgon la tondue doit payer ses audaces. Elle est en désintoxication. On a fermé les bordels, déporté les filles dans les campagnes, reformaté les esprits, rebaptisé les rues.

Et, malgré tous les efforts des Saïgonnais pour ressembler à des fourmis, les communistes ne voient en eux que d’indécrottables cigales qu’il leur faut sans cesse rééduquer.

Alors la plupart n’ont plus qu’un rêve, s’envoler ailleurs, loin du monde des rampants.

Je remonte la rue Catinat. C’était l’artère principale du Saïgon colonial, quelque chose entre Pigalle et la Canebière. Dans les années cinquante, on y fréquentait l’Eden pour ses fauteuils rouges et ses films en noir et blanc, l’hôtel Continental pour sa terrasse d’où partaient les ragots de la ville, la librairie française d’Albert Portail, la plus grande de tout l’Extrême-Orient, et la Maison Brodart, un peu plus bas, pour ses pâtisseries à la vraie crème normande.

Aujourd’hui, les rideaux sont baissés, les odeurs évaporées. Les films ont gagné en couleurs mais pas en vérité. Ils servent désormais la propagande officielle. Et, aux quelques terrasses de café encore autorisées, on ne roule plus que du mauvais tabac.

Un jeune cyclopousse tente de m’arracher quelques dollars. Il parle français, un flic peut-être. Je me méfie. Il s’appelle Chong. C’est un grand type mince, coiffé d’une casquette kaki, le regard cerclé de lunettes. Je finis par monter.

Il m’installe à l’avant sur une banquette en skaï rouge flanquée de deux roues et d’un petit auvent en plastique vert. L’habitacle est entièrement ouvert sur la rue. Derrière moi, Chong chevauche une moitié de vélo soudée à la partie cabine. Drôle d’embarcation. Saïgon en compte des centaines, toutes bricolées de la même manière. Nous prenons la route du port, et je découvre la ville en un lent travelling avant.

Nous croisons un attelage de buffles, une Panhard Célina des années cinquante aux ailes vertes, un vieux bus scolaire de Duluth dans le Minnesota, une charrette chargée d’entonnoirs et une myriade d’objets non identifiés à deux roues.

Debout sur les pédales, Chong m’observe sans être vu tel un analyste.

« Vous connaissez Lamartine ? » me demande-t-il, comme si nous prenions le thé.

C’est drôle comme l’ignorance vous rattrape toujours au moment où vous vous y attendez le moins.

J’avoue la mienne.

Son français est à peine trahi par une prononciation légèrement hachée.

Nous doublons un vieillard qui tire encore son pousse-pousse à la force des bras.

«

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