Le coureur et son ombre by Olivier Haralambon

Auteur:Olivier Haralambon [Haralambon, Olivier]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Cyclisme
Éditeur: Premier Parallèle
Publié: 2017-05-11T04:00:00+00:00

Grâce et disgrâce

Sur la scène de son théâtre intérieur, comme tout un chacun, le cycliste joue plusieurs rôles. Il y a fait mine d’étudier parfois, il y a aimé des femmes, et même sa femme et ses enfants, il y prend la pose du lecteur et y installe à de petites tables son ordinateur et la courbure studieuse de son dos. Mais il n’est pas dupe des poses qu’il prend. Lorsqu’il cale solidement ses coudes de part et d’autre d’un livre qu’il peine à comprendre, et qu’il se prend la tête dans les mains, il ne parvient pas à effacer totalement l’impression de se pencher sur un prolongateur de cintre pour rouler plus vite. Il sent le vent glisser sur ses épaules, au mépris du mur qui lui fait face. Il ne peut monter les marches une à une ou deux à deux qu’obsédé par l’idée d’une différence de braquet et de cadence. Rendu à ce point, il pourrait bien confesser d’autres pensées coupables, où l’idée des appuis qu’il prend lui évoque incongrûment certaines situations d’effort à vélo. Peut-être est-il toujours en quête d’un bouquet de fleurs. Quelle que soit son occupation, le cycliste en lui est toujours susceptible de rejaillir sur ses gestes courants.

Il a consacré tant de temps et d’énergie à cet exercice particulier, dira-t-on à juste titre, qu’en lui cette disposition a pris le pas sur toutes les autres. Tant de temps et d’énergie, certes. Cependant, cette furieuse dépense ne se laisse pas facilement estimer. On peut évidemment la quantifier en tant que production d’énergie mécanique, selon la loi canonique en vigueur dans le sport contemporain, et l’exprimer abstraitement sous la forme d’un rapport entre deux types de mesures que sont durée d’effort et puissance mécanique. Mais c’est l’abstraire justement, c’est réduire à quelques traits et à un fonctionnement symbolique limite l’infinie richesse expressive d’un visage. La figure de l’effort y est à peu près aussi reconnaissable que la pensée marxiste sur un tee-shirt à l’effigie du Che Guevara.

La performance, même si l’on prétend la réduire à la production d’un geste bien calibré, ne saurait être le fait d’une machine ; elle suppose un sujet, c’est-à-dire un principe sans lieu et donc non susceptible de se laisser mesurer. Pour se laisser approcher en sa vérité ou en son cœur, la performance réclame quelque chose comme un portrait, à tout le moins un exercice de contemplation. Au sens le plus rigoureux du terme, le recours au récit prend ici valeur de méthode.

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