L'avènement de la démocratie (Tome 2) - La crise du libéralisme (1880-1914) by Marcel Gauchet

Auteur:Marcel Gauchet
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2014-06-14T16:00:00+00:00

Avec les lois bismarckiennes qui jettent les bases de l’État social, on entre dans la zone la plus troublante du mouvement de résurgence du politique. Les autres expressions du phénomène relèvent du déjà connu, celle-là amène de l’inconnu. Protectionnisme, néo-mercantilisme, impérialisme : autant de visages familiers de l’État en action, même si le renversement de tendance qui les ramène au premier plan est imprévu, même si les dimensions du phénomène excèdent les bornes de l’imaginable antérieur. On reste dans l’orbite du politique le plus classiquement compris, comme force de conservation et d’ordre, ou comme dynamique de la domination. Avec l’État social, c’est un autre univers qui se dessine, une autre logique qui pointe, même si les germes de son esprit peuvent être lointainement cherchés au sein de l’État tutélaire et protecteur de l’âge absolutiste, même si le conservatisme de l’Empire allemand fait le pont entre les époques. La tutelle sociale de l’État d’Ancien Régime est précisément ce que la politique libérale avait entrepris de balayer, avec succès. Or l’exigence protectrice resurgit néanmoins en elle, là même où elle l’a complètement emporté — la libérale Angleterre ne sera pas moins sensible à son interpellation que le Reich bismarckien. Elle resurgit sans remettre en cause l’indépendance conquise par la société civile, en accord avec elle, mais au-delà d’elle. La législation sociale, là est sa nouveauté, ne relève pas d’un État d’autorité, ordonnant la société d’en haut, mais d’un État d’organisation, aidant à la définition de rapports sociaux en eux-mêmes libres. Un État qui s’étend, paradoxalement — paradoxalement par rapport à la logique libérale, en tout cas —, en se mettant au service de la société civile et des individus qui la composent. L’État se charge d’attributions nouvelles dans la mesure même où il devient plus libéral, où il se fait plus authentiquement représentatif, où il s’aligne davantage sur la demande de la société.

La thèse libérale aurait voulu que l’émancipation de la société civile se traduise par une réduction du périmètre d’intervention de l’État au profit de la sphère des libres initiatives des individus. C’est le contraire qui se produit. On assiste à un élargissement des fonctions de l’État, soupçonné dans son principe par quelques esprits lucides durant l’âge d’or libéral, mais qui prend un tour pratique irrécusable, qui ne cessera plus de se confirmer, à compter des années 1880. Il a sa manifestation on ne peut plus objective et mesurable dans l’accroissement de ses dépenses civiles. Traditionnellement, le poste le plus important des dépenses publiques était le poste des dépenses militaires, et de loin. En 1760, à l’aube de l’âge du progrès, les dépenses civiles des principales puissances européennes (Autriche, Prusse, Grande-Bretagne, France) ne représentaient guère, en moyenne, que 25 % de leurs dépenses totales. En 1900, elles sont devenues quelque chose comme 75 % des dépenses totales, de très loin le poste le plus important, en dépit de la course aux armements qui fait rage dans la période13. Ces chiffres indiquent un véritable changement de nature de l’État, au-delà de la redistribution interne de ses priorités.

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