L'île haute by Valentine Goby

L'île haute by Valentine Goby

Auteur:Valentine Goby [Valentine Goby]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature Française
Éditeur: Actes Sud
Publié: 2022-08-16T22:00:00+00:00


— Épervière, daphné, verges d’or, murmure Martin.

Vincent laisse mollement surgir ses couleurs intérieures. Mais celles qui cognent ses pupilles, directement inscrites dans le paysage, dissolvent toutes les autres. Il n’y a plus une once de neige en haut des massifs, plus de blanc. Le mystère tenait à la neige. Au blanc. Le blanc était la toile. La toile est devenue le tableau.

— Rousserole, orchis, rouge-queue…

Il sait maintenant que les rochers des Saix Blancs ne sont pas blancs, les aiguilles Rouges pas rouges, les aiguilles Vertes pas vertes, que l’Eau Noire n’est pas noire. Il connaît les couleurs et les formes réelles, les proportions et les volumes. Il a vécu mille premières fois en quelques semaines, mille premières fleurs, arbres, feuilles, fougères, mille premiers lichens, oiseaux et bêtes terrestres, textures de roches, couleurs, nuances et reflets, autant d’épiphanies qui ont eu raison des conjectures, il n’y a plus rien à deviner. À quoi bon dessiner ce qui est visible ? Chaque jour le paysage se précise, répond à toutes les questions, même celles qu’il ne se formule pas.

— Je vois trop de choses maintenant, Martin.

Les peintres de la montagne sont si souvent des peintres de la neige, Vincent ne s’en étonnerait pas. L’été, les reliefs en blocs de lumière résolvent toutes les énigmes. C’est l’érotisme de la neige qui excitait Vincent. On dit qu’une fois le tableau achevé, Klimt rhabillait ses personnages de robes et manteaux d’or pour que le spectateur les dénude, imagine les formes et les histoires cachées. La neige était la robe, le manteau de la montagne.

Bien sûr il y a encore de l’hiver dans la vie de Vincent. Il ne sait pas où est son père. Il ne sait pas où est Jean. Il n’a pas de nouvelles de sa mère. Il ne sait pas si Blanche reprend des forces. Il ne sait pas si le bébé existe vraiment. Mais dans ce blanc-là il n’ose pas se risquer, par intuition de ne pouvoir échapper au tragique. Et puis le printemps est si bien accordé à l’enfance, pure nouveauté, pur mouvement, il tient la mort à distance. Vincent se moule à sa légèreté.

— Tu connais Tirésias ? demande Martin.

— Non.

Martin raconte. Tirésias surprend la déesse Athéna se baignant nue dans une source. Pour le punir elle le rend aveugle. Finalement prise de pitié, elle lui fait l’ouïe si fine qu’il comprend le langage des oiseaux, et lui offre un bâton de cornouiller pour marcher comme ceux qui voient. Et une peau ultrasensible, ce n’est pas dans la légende mais Martin le croit, et un odorat d’exception.

— Vois comme un aveugle. Avec ta peau, tes oreilles, tes narines, tes papilles. Dessine en aveugle. Dessine la douceur de l’herbe, donne-lui une couleur. L’amertume du pissenlit. Le froid de la rivière. L’odeur du fumier.

Il voit déjà avec sa peau, sait en déduire le paysage. L’odeur des conifères mute selon la proximité de la roche, l’ensoleillement. La fraîcheur de l’air atteste de la présence de l’eau, de l’heure. La pierre humide prédit la pluie.



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