La Jument Verte by Marcel Aymé
Auteur:Marcel Aymé [Marcel Aymé]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Roman
Éditeur: Gallimard
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00
VIII
Déodat marchait dâun bon pas de facteur, les yeux bleus comme dâhabitude. Quand il traversait les jardins, ou quâil longeait les haies des jardins, les fleurs de lâété fleurissaient plus vite. Lui, sans savoir, il allait tranquillement. Il faisait sa tournée de facteur en commençant par le commencement et en suivant. Câétait son métier, puisquâil était facteur. Le dimanche, il faisait sa tournée comme les autres jours et il ne sâen plaignait pas : câétait son métier. Déodat ne pouvait pas aller à la messe, mais le curé lâen excusait pourvu quâil entendît une messe du matin de temps en temps. De ce côté-là , il nâavait pas dâennui ; simplement, il manquait une occasion de faire une politesse à sa femme qui était au cimetière depuis une dizaine dâannées. Mais puisquâelle était morte, il ne sâen tourmentait pas. Il nây pensait plus. Dans le temps de sa maladie, il avait eu mal de la voir souffrir, et quand elle sâétait en allée, portée à quatre et les pieds devant, ça lui avait fait. Et puis, il avait oublié. Elle était morte : elle était morte. Câest une chose qui arrive souvent, il nây a rien de plus ordinaire. Il nâallait pas se taper la tête contre les murs. Il nây pouvait rien. Lui, il restait quand même du monde, avec son uniforme et son métier de facteur. Et il faisait son métier, posément, dâun bon pas de facteur posé, en attendant son tour qui viendrait de passer, mort, le seuil de sa maison. Il attendait son tour et il nây pensait pas du tout, bien vif et pas pressé.
Quittant la route, le facteur sâengagea dans le chemin bordé de pommiers qui conduisait chez Zèphe Maloret. La messe était finie depuis longtemps, mais les hommes nâétaient pas encore rentrés ; lâAnaïs les avait laissés en route. Déodat était content de la trouver seule. Quand lâAnaïs nâétait pas avec ses hommes, elle riait au facteur, et son grand corps de blonde, son beau visage mûr de la quarantaine, lui faisaient plaisir à regarder. Déodat ne pensait pas au mal ; depuis quâil était veuf, il se passait très bien de femme, il sâarrangeait tout seul avec modestie. Ils riaient tous les deux, elle de voir entrer le facteur, lui dâêtre le facteur. Quand il entrait dans les maisons, câétait lâhabitude de rire. On disait : « Voilà le facteur. » Et il répondait : « Oui, câest moi. » On riait parce que câétait plaisir de voir entrer un bon facteur.
â Je tâapporte des nouvelles, dit-il à lâAnaïs.
Il tendit une lettre en très beau papier adressé à M. et Mme Joseph Maloret, Claquebue par Valbuisson.
â Câest ma grande Marguerite qui écrit de Paris, dit lâAnaïs.
Le facteur le savait déjà , il connaissait lâécriture, mais il voulait nâavoir lâair de rien. Câétait plus poli.
â Tant mieux que ce soit de la petite, les nouvelles de la jeunesse, câest toujours bon.
LâAnaïs prit une épingle à cheveux dans son haut chignon de fil blond, et après avoir ouvert lâenveloppe, alla du premier coup au bas de la page.
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